Naufrage du Joola au Sénégal : le difficile effort de mémoire
Un musée retraçant le déroulé du drame doit prochainement ouvrir ses portes à Ziguinchor. Ce mémorial était une demande des familles et des rescapés. Mais, vingt et un ans après, les secrets qui entourent la catastrophe n’ont pas tous été levés.
Cela fait maintenant vingt et un ans que Léandre Coly raconte son histoire, mais il arrive toujours un moment où l’émotion prend le dessus. À plusieurs reprises, il lui faut s’arrêter, déglutir, s’essuyer les yeux, reprendre son souffle, avant de poursuivre, avec le calme de celui qui a appris à maîtriser ce qui menace de l’engloutir.
« La première fois que j’en ai parlé, c’était la plus difficile. À chaque fois, l’émotion m’envahit, mais son ampleur diminue au fur et à mesure. » Raconter son histoire, c’est à la fois une « thérapie », confie-t-il, et une « mission vis-à-vis de ceux qui sont restés ». Léandre Coly fait partie des 64 rescapés du naufrage du Joola. Le navire, qui reliait la région sud de la Casamance à Dakar, a coulé dans la nuit du 26 au 27 septembre 2002, faisant officiellement 1 863 victimes.
Âgé de 37 ans au moment des faits, Léandre Coly se trouvait à l’intérieur du restaurant du bateau lorsque celui-ci, surchargé, a chaviré sous l’effet de la houle, lors d’un violent orage. Il doit son salut à un hublot par lequel il s’est extirpé, alors que le navire sombrait. Il décrit « l’apocalypse » alors que la tempête qui avait provoqué le naufrage grondait, les cris des passagers.
La catastrophe a fait 1 863 morts et laissé derrière elle près de 1 900 orphelins
Plusieurs fois, il a pensé mourir. À l’intérieur du bateau, d’abord. « Quand l’eau a commencé à monter, je me disais : “Je rencontre la mort.” Elle vient furtivement, à l’endroit où l’on s’y attend le moins. » Perdu au milieu de l’océan ensuite, des heures avant d’être finalement sauvé par des pêcheurs. « Quand je ne pouvais plus tenir, je me laissais couler. À chaque fois une force me disait : “Bats-toi, ou personne ne saura que tu avais pu sortir du piège…” C’était un monologue avec moi-même. »
Musée, mémorial et sépultures
Comme de nombreux rescapés, le militaire a enregistré son témoignage afin que celui-ci soit diffusé dans le mémorial de Ziguinchor, qui doit ouvrir ses portes avant la fin de 2023. La 21e commémoration du naufrage, le 26 septembre dernier, s’est faite entre ses murs, sous l’égide du ministre sénégalais de la Culture, Aliou Sow. « Le musée se veut à la fois un rappel de ce qui s’est passé, un lieu de préservation de souvenirs et un espace de recueillement », précise le ministre, qui a reçu Jeune Afrique quelques jours après l’anniversaire. Car de nombreux passagers du Joola reposent toujours dans son épave, échouée à 20 mètres de profondeur au large des côtes gambiennes.
Ce musée est extrêmement important pour nous et pour la mémoire des victimes
Les familles de victimes, pour la plupart privées d’une sépulture, attendaient depuis longtemps l’ouverture de ce lieu, construit en face du fleuve Casamance, non loin de l’endroit dont le Joola est parti pour la dernière fois. « Nous sommes reconnaissants. Ce musée est extrêmement important pour nous et pour la mémoire des disparus. Cet endroit sera un temple auquel confier nos ressentis », explique Élie Diatta. Le porte-parole de l’association des familles de victimes a perdu son frère aîné dans le drame. Il insiste sur la nécessité pour les rescapés de pouvoir travailler au sein du musée et de livrer eux-mêmes leur propre histoire.
La catastrophe a aussi laissé derrière elle près de 1 900 orphelins, dont une partie ont été reconnus pupilles de la nation. Après le drame, chaque famille a été indemnisée à hauteur de 10 millions de F CFA (15 245 euros) par l’État sénégalais. Rien de plus. La seule femme survivante du naufrage, Mariama Diouf, devrait néanmoins recevoir un appui de 25 millions de F CFA pour rénover sa maison, dont le ministre Aliou Sow voudrait faire « une extension du mémorial ». « Les familles feront partie du conseil d’administration du musée. Rien ne sera fait sans elles », assure-t-il.
Nous voudrions que les ossements de nos parents se voient épargner la houle de l’océan, et qu’ils puissent reposer en terre
Selon Sokhna Fall, l’administratrice du musée, ce dernier « retracera l’histoire de la navigation casamançaise, le Joola, le naufrage et les enseignements qui peuvent en être tirés ». Mais rien n’indique pourtant que le déroulé exact du naufrage et les erreurs humaines qui l’ont provoqué seront exposés. En plus des témoignages audio et vidéo, des objets exhumés de l’épave, dont certains éléments du bateau lui-même, devraient être présentés. Certaines victimes réclament également l’exposition des ossements – une question « encore à l’étude », selon les autorités sénégalaises. « Nous voudrions que les ossements de nos parents se voient épargner la houle de l’océan et qu’ils puissent reposer en terre », explique Élie Diatta, pour qui « sortir les ossements, c’est régler le problème du Joola ».
Zones d’ombre
« Nous nous sommes toujours battus pour le renflouement du bateau », ajoute le président de l’association, Boubacar Ba, qui s’interroge sur la « mauvaise volonté » des autorités. « Le Joola est une pièce à conviction. Lorsqu’un avion s’écrase, le premier réflexe est d’aller chercher la boîte noire. Cela aurait dû être pareil avec le bateau. Malgré les rapports qui ont été établiés, nous estimons que tout n’a pas été dit. »
Le naufrage du Joola aurait-il pu être évité ? Plusieurs enquêtes permettront de réaliser que le bateau naviguait avec un nombre de passagers quatre fois supérieur à sa jauge maximale, et qu’il avait été mal chargé et déséquilibré dès son départ. Plus grave encore, une commission sénégalaise a révélé que le ferry « présentait à l’origine des vices de construction » et naviguait sans titre de sécurité depuis 1996 et sans permis de navigation depuis 1999. En 2000, le navire, dont l’état était jugé « préoccupant » par des experts, avait été déclassifié. Il n’avait pas cessé de naviguer pour autant.
Un an après le drame, le Sénégal concluait que le seul responsable était le commandant du bateau, qui a disparu lors du naufrage. Ce qui n’explique pas pour autant que les premiers bâtiments de la marine nationale soient arrivés dans la zone du naufrage quasiment vingt heures après. Certains ministres auraient pourtant été mis au courant pendant la nuit même.
Boubacar Ba craint aujourd’hui que la catastrophe n’ait « pas servi » et que les Sénégalais « se détournent de ce drame ». Il attend toujours d’être contacté par le comité scientifique chargé de définir le contenu de l’exposition, afin de donner son avis. « Ce sont les familles elles-mêmes qui portent le combat. Il y a des choses que les fonctionnaires ne pourront jamais dire. Mais nous, avec ou sans mémorial, nous continuerons à parler. Et à chercher la vérité », martèle-t-il.
Pour la postérité
« La politique mémorielle ne peut s’accommoder de l’effacement des faits », assure pour sa part Aliou Sow, qui précise néanmoins qu’exposer les responsabilités de l’État « ne relève pas de [ses] compétences ». Le ministre préfère parler de « responsabilité collective » et de « comportements citoyens » : « On ne peut pas sanctionner quelqu’un qui n’a pas été condamné. »
Car les procédures judiciaires engagées pour « négligence », au Sénégal et en France, contre l’État du Sénégal, ont débouché sur des non-lieux. Seuls quelques responsables politiques, dont le ministre des Transports, le chef d’état-major général des armées et le directeur de la marine marchande ont été limogés par le président de l’époque, Abdoulaye Wade. Lequel avait néanmoins appelé à « l’introspection » au lendemain du drame.
« Après avoir pleuré nos morts et prié pour eux, nous devons admettre que les vices qui sont à la base de cette catastrophe trouvent leur fondement dans nos habitudes de légèreté, de manque de sérieux, d’irresponsabilité, parfois de cupidité, lorsqu’on tolère des situations que l’on sait parfaitement dangereuses simplement parce qu’on en tire un profit », avait déclaré le président d’alors. « L’État a certes reconnu sa responsabilité civile, appliqué des sanctions administratives, mais nous attendions beaucoup plus, ajoute Boubacar Ba. Les informations judiciaires n’ont rien donné et je le déplore. »
Pour sa part, Léandre Coly ne veut pas évoquer le sujet des responsabilités. Il espère lui aussi pouvoir travailler de temps en temps dans le musée, pour la postérité. « Tant que le bon Dieu me donnera la santé, je continuerai à en parler. Demain, on ne sera plus là, mais nos histoires pourront être racontées. » Tout juste réclame-t-il « plus de solennité » le jour anniversaire du drame, ainsi qu’une participation plus importante des autorités lors de ce jour particulier. « C’est symbolique, concède-t-il. Ce sont les grandes tragédies qui font l’histoire des peuples… C’est à travers elles que les peuples s’éveillent. »
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