« Sur la crise migratoire, l’Europe n’est pas suffisamment claire » – Entretien avec Hatem Mliki

Le rejet par le président tunisien Kaïs Saïed de l’accord proposé par l’UE a mis en lumière les malentendus et les sujets de désaccord, notamment sur la question migratoire, dans les partenariats Europe-Afrique. Pour l’ancien député tunisien Hatem Mliki, l’Union africaine doit avoir voix au chapitre.

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Publié le 5 octobre 2023 Lecture : 6 minutes.

L’imbroglio autour du mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global entre l’Union européenne (UE) et la Tunisie a conduit à son rejet par le président tunisien. Cette crise révèle aussi des tiraillements et des dysfonctionnements parmi les 27 États membres de l’UE. D’où la nécessité de remettre de l’ordre dans la maison Europe, comme l’a souligné le président du Conseil européen, Charles Michel, qui a estimé, le 3 octobre, « avoir l’impression de négocier au cas par cas avec certains pays alors que des principes généraux seraient nécessaires ».

Depuis la Tunisie, l’expert en gouvernance et développement régional et ancien député Hatem Mliki le rejoint sur cette nécessité et revient sur les raisons de la crise pour proposer un autre canevas permettant de pérenniser les accords à venir entre Europe et Afrique.

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Jeune Afrique : Est-ce que le rejet par le président tunisien du mémorandum avec l’Europe est vraiment surprenant ?

Hatem Mliki : Il est la conséquence de trois niveaux de complexité, sachant aussi que les négociations majeures entre la Tunisie et l’Union européenne ont souvent achoppé. Cependant, le contexte actuel est complètement différent : il s’agit de s’accorder sur les aspects politiques et économiques de la relation UE-Tunisie et de résoudre la crise migratoire. La tension est exacerbée par le point de vue de l’Italie, interlocuteur majeur s’exprimant au nom de l’Union européenne, qui a sur ces questions une position particulière, laquelle correspond au programme et aux engagements électoraux de Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien.

La situation est d’autant plus sensible que certains États membres, au vu de la situation politique en Tunisie et des événements en Afrique subsaharienne, désapprouvent la démarche du mémorandum, aussi bien sur les termes de référence que sur son approche. Le contexte global européen est d’autant plus critique qu’il est impacté par la guerre en Ukraine et les changements au Sahel, avec la place prise par la Russie et la Chine en Afrique. Une situation inédite pour l’UE, doublée par la difficulté d’obtenir des États membres mais aussi des instances européennes qu’ils s’accordent, à un moment où la crise impose un consensus.

Résultat, l’approche européenne n’est pas clairement définie : elle est prise entre l’urgence d’arrêter rapidement les flux migratoires et la nécessité, à moyen terme, de stabiliser la région du Maghreb, notamment la Libye et la Tunisie. Sans oublier la prise en compte, à long terme, de tout ce qui peut influer sur la relation entre les deux rives, dont les dynamiques en Afrique subsaharienne.

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Italie, Europe et Tunisie ne regardent donc pas dans la même direction ?

Actuellement, tout semble se jouer en Europe à travers le prisme de la crise migratoire. De nombreuses voix dissonantes – celles du Parlement européen, des États membres et de certaines oppositions – font que la position de l’UE n’est pas suffisamment claire et cohérente à l’approche des élections européennes.

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La démarche de l’Italie est dans l’urgence mais marquée par la politique de Meloni, qui estime que la gestion de la migration doit être traitée hors de l’espace européen. Mais elle a occulté, dans sa stratégie, les pays d’origine et négligé de consolider la logique Frontex pour pallier d’éventuelles défaillances au niveau des pays de la rive Sud.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a tenté de donner au mémorandum un contour plus global de développement, mais il semble qu’il y ait un désaccord tunisien sur les termes mêmes du mémorandum. La Tunisie subit la crise migratoire et fait face à des problématiques similaires à celles de l’Europe, d’autant que, sur ce point, Alger et Tripoli font cavalier seul.

Les appuis financiers conditionnés à l’approbation du FMI mais aussi à la situation politique en Tunisie pèsent également sur l’accord avec l’Europe. Dès lors, il semble que les demandes des autorités tunisiennes ne sont pas compatibles avec les exigences européennes. Il apparaît que dans ces concertations, où les intervenants sont nombreux, chacun a entendu ce qu’il voulait entendre.

L’accord migratoire signé en 2016 avec la Turquie n’est-il pas une référence pour Bruxelles ?

Les conditions sont totalement différentes. Quand cet accord a été conclu, la crise syrienne était prévisible. Et la Turquie est un pays relativement stable, avec des besoins de financements beaucoup moins importants.

Au-delà de ce constat de désaccord au sein même de l’Europe, comment faudrait-il, selon vous, gérer la crise migratoire ?

L’UE doit adopter une position cohérente et ne plus céder aux demandes de l’extrême droite, qui parle de refoulement et d’externalisation de son dispositif Frontex, avec une approche uniquement sécuritaire. Une gestion commune entre l’Europe et l’Afrique revient à reconnaître le droit d’asile, à accorder aux populations africaines un droit à la migration, dans la mesure du possible, par rapport à l’Europe et à des pays de transit.

Il faut aussi établir qu’en cas d’instabilité politique, de guerre civile, de menace contre l’intégrité des personnes, la solidarité soit la règle entre les différents pays pour préserver les vies humaines. Ce principe consacré par l’ensemble des conventions internationales, notamment celles relatives aux droits humains, n’est pas suffisamment respecté et n’est pas considéré comme un principe de base.

Mais au-delà, comment faudrait-il fonctionner concrètement pour mener enfin des négociations apaisées ?

Les négociations doivent être menées entre l’Union européenne et l’Union africaine, laquelle peut constituer un comité composé à la fois des pays d’origine des migrants et des pays de transit. Les déclinaisons bilatérales se grefferaient sur un socle de décisions communes. Discuter de crise migratoire uniquement entre l’Union européenne et la Tunisie est improductif : ni l’une ni l’autre n’ont la main sur l’ensemble des éléments.

En dehors de ce cadre et des principes fondamentaux des droits humains, même les accords tactiques à court terme ne tiendront pas, car chaque pays réagit aussi en fonction de son propre calendrier, de ses propres tiraillements politiques et de ses contraintes. Un accord pérenne a besoin d’un climat serein.

Comment faire pour que chacune des parties concernées assume ses responsabilités ?

Cela n’est pas évident, entre un discours européen qui réduit les causes de la migration et des crises humanitaires à la dictature, la mauvaise gouvernance et la gestion des États, et un discours africain populiste qui dénonce un effet de la colonisation. Ce débat est dépassé. De nouveaux défis ont pris le pas, comme le changement climatique et ses conséquences migratoires internes au continent ou vers l’Europe. Ou encore la menace de déficit des balances alimentaires de certains pays, les difficultés d’accès à l’énergie. Le débat devrait se focaliser sur les solutions pour faire face ensemble à des défis majeurs.

Reste la question des dépassements des droits humains et des dictatures. Il est difficile d’envisager un espace euro-méditerranéen entièrement géré par les valeurs de la démocratie occidentale. L’Europe a sa part de responsabilité : elle doit répondre aux questions des droits humains fondamentaux, dont celui de la circulation des personnes en cas de crise majeure, et d’en consacrer les principes. Et les différents partenaires doivent affronter ensemble les défis majeurs qui freinent le développement en Afrique. Définir ensemble un seuil minimal de tolérance en rapport avec les droits humains, avec éventuellement des systèmes de veille pour éviter la dégradation de certaines situations et les ingérences inacceptables de certains pays européens.

À vous écouter, on a le sentiment que ce sera compliqué…

Effectivement, pour aboutir à un consensus ou à un accord dans cet écosystème, il faut aussi tenir compte des prétentions de nouveaux acteurs en Afrique – parmi lesquels l’axe sino-russe, les États-Unis et les pays du Golfe – qui ne sont pas affectés par cette crise migratoire. Un éventuel accord entre l’UE et les pays africains ne doit donc pas être trop contraignant et restrictif. L’Europe est face à une nouvelle étape. Elle doit intégrer les changements intervenus en Afrique et dans le monde, et la présence d’autres acteurs qui peuvent jouer un rôle important.

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