La rébellion des Zanj contre le califat abbasside s’est déroulé de 869 à 883. © Montage JA; DR
La rébellion des Zanj contre le califat abbasside s’est déroulé de 869 à 883. © Montage JA; DR

La révolte des Zanj et le premier État créé par des esclaves

L’État fondé en 869 près de Bagdad par les esclaves révoltés est le premier du genre dans l’histoire de l’humanité. Il n’en existe qu’un seul autre : Haïti.
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Publié le 19 octobre 2023 Lecture : 10 minutes.

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Serie Revoltes des esclaves
© Montage JA; Photo12/Alamy/Science History Images; De Agostini/Leemage; Wikipedia
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Non, les esclaves n’étaient pas des victimes passives !

À l’occasion de l’exposition de Raphaël Barontini au Panthéon, Jeune Afrique vous propose une série historique sur les plus importantes révoltes d’esclaves à travers le monde depuis le IXe siècle.

Sommaire

LES GRANDES RÉVOLTES D’ESCLAVES (1/8) – « L’État des Zanj fut le premier État créé par des esclaves dans l’histoire et le seul avec celui d’Haïti, fondé neuf siècles plus tard », souligne Salah Trabelsi, historien du monde musulman médiéval et professeur à l’Université Lyon 2.

C’était au temps des califes abbassides, chefs de l’Oumma depuis 750 et fondateurs de Bagdad la splendide, perle d’un empire étiré de l’Atlas à l’Himalaya. Mais les descendants de l’oncle du Prophète, contestés par leurs vassaux aux confins de cet État « mastodontesque », affaiblis par les rivalités internes et otages de leurs gardes turcs, avaient perdu la puissance du grand Al-Mansour. Se sentant menacés à Bagdad par un peuple turbulent qui approchait le million d’habitants comme par une soldatesque aussi difficilement contrôlable, les Abbassides se sont retranchés au IXe siècle dans une nouvelle capitale plus au nord, Samarra, protégés par une garde de mamelouks particulièrement loyaux.

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Mais les luttes d’influence les y ont rattrapés avec violence. Trois mois avant le début de la révolte des Zanj, en juillet 869, le jeune calife Al-Mutazz, choisi en 866 par les vizirs turcs pour succéder à son cousin Al-Mustain, déposé puis décapité pendant sa prière, était à son tour assassiné et remplacé par son cousin Al-Muhtadi. Au mois sacré de ramadan suivant (an 255 de l’Hégire, soit en septembre 869 dans le calendrier grégorien), alors que l’incertitude régnait dans la capitale, au cœur des régions marécageuses du bas Irak – refuge, jusqu’à leur assèchement par Saddam Hussein, de tous les rebelles, bandits, insurgés et persécutés de Mésopotamie – une voix s’est élevée et un peuple s’est soulevé.

Travail dans les marais

Le grand historien Tabari, contemporain des faits et auteur d’une chronique détaillée de ces événements, raconte : « Rassemblant les esclaves, Ali se dressa et les interpella, il les réconforta en leur promettant de les guider, de les commander et de leur apporter possessions et propriétés. Il prêta solennellement serment que jamais il ne les tromperait ni ne les trahirait et qu’ils ne connaîtraient de lui que sa bienveillance ».

Les Zanj, esclaves originaires d’Afrique orientale travaillant par milliers, dans la misère, au drainage des marais et à l’assainissement des terres arables pour le compte de grands seigneurs, pouvaient-ils souhaiter mieux que la propriété, la liberté et la dignité promises par Ali Ibn Muhammad, dit le « Sahib al-Zanj » (le « Maître des Zanj ») ? Dans ces zones hostiles de marais, de canaux et de roselières, alors que se délitait le pouvoir central, la conjonction de la colère d’une foule d’opprimés et de l’élan politico-mystique d’un chef charismatique aboutit, écrit l’historien caribéen Oruno Denis Lara, à « une guerre ouverte qui [opposa] pendant quinze ans des forces gouvernementales à des Africains résolus à défendre leur liberté » (Esclavage et révoltes négro-africaines dans l’Empire musulman du Haut Moyen Age, Présence africaine, n.98, 1976).

Coran et esclavagisme

« Ô gens, votre Seigneur est un et votre père Adam est un. Il n’y a aucune faveur d’un Arabe sur un étranger, ni d’un étranger sur un Arabe, et ni d’un Blanc sur un Noir, ni d’un Noir sur un Blanc, sauf par piété », a déclaré le Prophète, selon un « hadith » (récit) rapporté par Musnad Ahmad Ibn Hanbal. Si le Coran affirme l’égalité des hommes, défend d’asservir un musulman et incite à l’affranchissement des esclaves, les économies de l’époque, dans le droit-fil de celles de l’Antiquité, reposaient sur cette main d’œuvre et le « domaine de la guerre » entourant celui de l’islam fournissait au califat, par les armes ou les dirhams, les indispensables captifs.

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La traite négrière arabo-musulmane est réputée avoir débuté en 652, trente ans après la mort de Mohammed, quand le général arabe Abdallah Ibn Saïd Sa‘d a imposé au roi chrétien de Nubie le tribut de trois cent soixante esclaves par an. La côte orientale de l’Afrique portait alors le nom que les navigateurs persans lui avaient depuis longtemps donné : Zanjobar, la terre des Zanj (noir en ancien perse), la terre des Noirs (le terme est resté à Zanzibar). Le califat importait aussi des milliers de Grecs et de Slaves du nord, et de Turcs de l’est. Les premiers étaient surtout affectés aux tâches domestiques et administratives, les Turcs allaient à l’armée où l’élément arabe devint minoritaire. Réputés robustes et résistants, les Zanj étaient employés aux corvées les plus pénibles dans les champs, les mines et les grands travaux.

Sous les Abbassides, autour de l’opulente Bagdad, la Mésopotamie devint le poumon économique de l’empire et le calife comme les élites commerçantes se lancèrent dans l’exploitation à grande échelle des zones marécageuses, hostiles mais fertiles, trempées par les eaux emmêlées du Tigre et de l’Euphrate au sud de l’ex-capitale Bassora, la grande cité portuaire et commerçante à une centaine de kilomètres du Golfe arabo-persique. Il fallait les drainer, creuser des canaux navigables et retirer la couche saline des sols asséchés pour raffiner le sel et atteindre la terre fertile, excellente pour la culture de la précieuse canne à sucre. Les Zanj furent attelés à ces travaux colossaux, par milliers, puis par dizaines de milliers, « groupés par chantiers de 500 à 5 000 travailleurs, parqués là, sans foyer ni espoir, avec, pour toute nourriture, quelques poignées de farine, de semoule et de dattes… », précise Tabari. Dès 689, les forçats noirs tentèrent de secouer le joug, puis en 694, en 762 et en 770, n’obtenant que décapitations et châtiments.

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Serment de ramadan

« Le serment de ramadan a établi une forme de contractualisation entre les Zanj, qui avaient besoin, pour le succès de leur soulèvement, d’un chef salutaire qui leur donne des objectifs et les galvanise, et Ali Ibn Muhammad, qui a trouvé dans le mouvement le bon vecteur de sa révolte contre le régime », explique l’historien Salah Trabelsi. Avant de devenir le Sahib al Zanj, Ali Ibn Muhammad avait déjà tenté plusieurs entreprises de sédition, à Bahreïn d’abord, en 863, d’où, pourchassé pour ses prêches qui commençaient à enflammer les foules, il avait dû s’enfuir.

Un dôme de la mosquée d'Or de Samarra, l'un des quatre principaux lieux saints du chiisme irakien, avant sa destruction en février 2006. © BROKER/Fabian von Poser/Coll Christophe

Un dôme de la mosquée d'Or de Samarra, l'un des quatre principaux lieux saints du chiisme irakien, avant sa destruction en février 2006. © BROKER/Fabian von Poser/Coll Christophe

Cinq ans plus tard, dans la région de Bassora, il parvenait à séduire le clan des Banu Dubaya mais, échouant à retourner la cité du sud en sa faveur, le trublion devait à nouveau s’exiler à Bagdad. L’année suivante, en 869, un changement conflictuel de gouverneur à Bassora lui offrit une nouvelle occasion, dont il sut cette fois tirer parti en s’appuyant sur la masse exaspérée des Zanj.

Rédempteur de la fin des temps

Tabari a amplement évoqué son parcours mais le personnage, qui se voilait volontiers de mystère, nous échappe encore. Le chroniqueur le dit issu de la tribu arabe des Abd el Kays, né à Warzanin, près de Rayy, en Perse, ce qui a autorisé ses contempteurs à lui attribuer des origines perses et serviles. Lui se présentait de la meilleure descendance arabe, celle d’Ali, gendre du Prophète, par la lignée zaydite, troisième branche de l’islam chiite qui subsiste aujourd’hui au Yémen. Ali, qui ne cessa de corriger et perfectionner sa généalogie, était-il chiite ? « Intelligemment, il a aussi laissé le flou dans ce domaine, ce qui lui permettait de se rapprocher de toutes les composantes de la société de l’époque. C’était un homme très habile, un agitateur, un chef et un organisateur mais aussi un érudit, grammairien et astronome, qui avait d’abord cherché à vivre de sa science auprès des élites de Bagdad », poursuit Trabelsi.

Chiite, kharidjite ou sunnite, Ali ibn Muhammad était un mystique, du moins jouait-il abondamment d’un messianisme miraculeux. Son contemporain Tabari raconte. « Ali disait : ‘À cette époque, j’ai reçu des signes de mon commandement comme imam (…), je recevais des sourates du Coran que je ne connaissais pas et que d’un coup j’étais capable de réciter (…), une voix venue dans un éclair m’a alors commandé d’aller à Bassorah’ ». Sur les pièces qu’il fit frapper à son nom, dans sa capitale de Mukhtara, il se qualifie de Mahdi, le rédempteur de la fin des temps.

Gourdins, sabres et assiettes

Comme une avalanche, la révolte Zanj débute avec une poignée d’enthousiastes, cinquante esclaves armés de gourdins, retournés par Ali contre leurs gardiens. À ce noyau s’agrègent en quelques jours des dizaines, puis des centaines d’esclaves libérés. Galvanisés – certains écrivent fanatisés – par leur Sahib, habitués à évoluer dans l’enfer humides des marais irakiens, la bande met en déroute « avec trois sabres, des matraques et des assiettes » une première troupe de 4 000 hommes venus les en extirper. Les voilà mieux armés, équipés de deux bateaux qui leur permettent d’attaquer des garnisons et de soumettre ou piller plusieurs villages sur les rives des canaux. Leurs victoires leurs procurent du ravitaillement, des armes, des chevaux, une flotte, un trésor et surtout des centaines de nouvelles recrues, esclaves enthousiasmés par les succès des leurs et libérés par le meurtre de leurs « wakils » (contremaîtres).

« Les Zanj constituaient la majorité du mouvement mais Tabari parle aussi de Berbères et de Byzantins car toutes sortes d’esclaves se sont agglomérés autour d’eux ; Ali Ibn Muhammad avait aussi des partisans parmi les tribus, les bédouins et il s’est allié un temps avec les insurgés qarmates chiites », rappelle Salah Trabelsi. Les Zanj finissent par constituer une véritable armée qui contrôle les marais et écrase les uns après les autres les régiments que Bassora et Samarra envoient contre eux, décapitant la plupart de leurs prisonniers sur le champ.

Le Mahdi autoproclamé contrôle maintenant un territoire et il est assez fort pour fonder sa capitale, Al-Mukhtara, nommant des gouverneurs et frappant monnaie à son nom : l’État des Zanj est né. En septembre 871, son armée parvient enfin à conquérir Bassora. Les troupes du Sahib pillent et incendient la ville qui lui a trop résisté, exterminent la garnison, massacrent les nantis et une partie de la population. Oruno D. Lara donne une fourchette de 20 000 à 300 000 morts. « C’était bien une révolte pour l’émancipation des Zanj mais c’était loin d’être un sursaut humanitaire ou une véritable révolution sociale, observe Trabelsi, et les esclaves libérés ont à leur tour possédé des esclaves. »

Les forces califales tenues en échec

Les troupes califales envoyées l’année suivante pour châtier les rebelles échouent à nouveau : instable et fragile, le pouvoir n’a pas les moyens de rétablir son autorité. En Égypte et en Syrie, le gouverneur Ibn Tulun, fondateur de la dynastie tulunide, se comporte en souverain indépendant et prive Samarra d’importants impôts et de ses troupes de l’ouest. À l’est, Yakoub Ibn Layth as-Saffar, ancêtre des souverains saffarides, conquiert à partir de 861 un domaine qui finit par s’étendre de l’Asie centrale aux portes de Bagdad, mobilisant les forces califales. Des insurrections paysannes et chiites agitent les territoires encore sous contrôle de Samarra et l’importante révolte des Qarmates chiites fait rage au même moment que celle des Zanj, les deux mouvements concluant parfois des alliances de circonstances.

Les premières victoires des Zanj leurs avaient procuré du ravitaillement, des armes, des chevaux, une flotte, un trésor et surtout des centaines de nouvelles recrues. © DR

Les premières victoires des Zanj leurs avaient procuré du ravitaillement, des armes, des chevaux, une flotte, un trésor et surtout des centaines de nouvelles recrues. © DR

À la faveur de ces désordres, les Zanj étendent leur territoire vers l’est persan et vers le nord, parvenant à 80 kilomètres de Bagdad en 879. L’apogée est éphémère : voyant dans la faiblesse du califat chancelant un moyen de renforcer son pouvoir en Irak, Ibn Tulun finit par envoyer une armée commandée par son fils se joindre aux forces dirigées par le propre frère du calife Al-Mutaddid contre les Zanj. Ceux-ci ne cessent dès lors de se replier sur leurs marais pour finir acculés, en 881, dans leur capitale fortifiée où ils tiennent tête encore deux ans à plus de 40 000 assiégeants dont Ali Ibn Muhammad, fidèle à son serment de ramadan, refuse les offres de clémence.

Quinze ans de révolte

En août 883, Al-Mukhtara tombe. Les cinq à six mille Zanj qui se rendent sont épargnés, les autres se font massacrer. Ceux qui se sauvent dans les marais finissent par mourir de soif ou par être capturés comme esclaves par les bédouins et leurs chefs sont suppliciés avant d’être tués, exhibés sur des crucifix ou la tête au bout d’une pique. Toute résistance devenue vaine, Ali Ibn Muhammad se rend et est exécuté sur la le champ tandis que ses femmes et ses enfants – une centaine dit-on – sont envoyés mourir en prison.

Ainsi se conclut l’expérience libertaire, mystique et politico-militaire des Zanj et de leur Sahib. D’Al-Mukhtara, détruite par l’armée abbasside, effacée par les mouvements des canaux, on n’a jamais retrouvé une trace. Mais cette grande révolte de quinze ans a profondément marqué l’évolution de l’empire abbasside dont il aurait pu avoir raison. La guerre a fait entre 500 000 et 2 500 000 morts. Auparavant artère commerciale et poumon agricole du califat, la zone qui s’étend de Bagdad à Bassora est durablement dévastée et paralysée. Le pouvoir califal exsangue va bientôt passer sous la coupe totale de seigneurs persans et des chefs turcs de son armée. Pour Alexandre Popovic, auteur d’une thèse sur ces événements publiée en 1976, l’épisode zanj « a mis fin à l’unique essai dans le monde musulman de transformation de l’esclavage familial en esclavage colonial ».

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