Déploiement de policiers kényans en Haïti : « une aventure mal préparée » ?

Saisie par l’opposition, qui dénonce l’inconstitutionnalité de la décision de Nairobi et accuse les États-Unis d’avoir intrigué en coulisses, la justice kényane a temporairement suspendu l’envoi de 1 000 policiers à Port-au-Prince.

La police kényane en intervention après une manifestation de la coalition d’opposition Azimio à Nairobi, le 20 mars 2023. © Gerald Anderson/Anadolu Agency/AFP

La police kényane en intervention après une manifestation de la coalition d’opposition Azimio à Nairobi, le 20 mars 2023. © Gerald Anderson/Anadolu Agency/AFP

Publié le 11 octobre 2023 Lecture : 6 minutes.

Officiellement, la décision n’est que temporaire, mais elle laisse entrevoir les profondes ornières qui jalonnent le chemin. Saisie par un parti d’opposition, la Haute Cour de justice kényane a en effet suspendu jusqu’au 24 octobre l’envoi de 1 000 policiers en Haïti – un déploiement proposé par Nairobi pour combattre la violence des gangs et qui avait reçu l’aval des Nations unies.

Le gouvernement kényan s’était réjoui de recevoir l’approbation de l’ONU. « Je suis ravi que […] le Conseil de sécurité ait répondu directement à [mon] appel », avait déclaré le président William Ruto, le 3 octobre.

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Il était prévu que le Kenya prenne la tête de cette force multinationale, même s’il n’aurait pas assumé seul la fourniture d’hommes et de ressources, pas plus que le financement. Mais la Haute Cour a été saisie d’une requête en urgence portée par le Thirdway Alliance Kenya. « Il y a un réel danger que [le gouvernement] procède au déploiement de la police en Haïti sans respecter la loi et la Constitution », a argué l’avocat et opposant Ekuru Aukot, ancien candidat à l’élection présidentielle. Résultat, le déploiement de policiers kényans en Haïti a été suspendu pour au moins deux semaines.

Nécessaire approbation du Parlement

Contacté, Ekuru Aukot explique que « la Constitution ne prévoit pas de situation dans laquelle la police pourrait être déployée en dehors du Kenya ». Dans les faits, l’article 240 de la Loi fondamentale autorise le déploiement des « forces nationales [armée de terre, armée de l’air et marine] hors du Kenya pour des opérations régionales ou internationales de soutien à la paix ou d’autres opérations de soutien », mais exige que le Conseil national de sécurité, qui est dirigé par le chef de l’État, sollicite l’approbation du Parlement.

« Il y a tellement de questions que le Parlement doit poser, assure Nelson Koech, président de la Commission défense, relations extérieures et renseignement de l’Assemblée nationale. Comment les soldats vont-ils se déplacer, qui va leur donnera les moyens d’agir, comment leur sécurité sera-t-elle assurée ? »

Selon la loi kényane, le chef de l’État peut, « à la demande du gouvernement d’un pays pratiquant la réciprocité, ordonner au nombre d’officiers de police qu’il juge approprié de se rendre dans ce pays, dans le but d’aider la police de ce pays en cas d’urgence temporaire ». Mais Haïti entre-t-elle dans cette catégorie ? Au Kenya, la question fait débat, d’autant que, comme le souligne Ekuru Aukot, la République n’a pas de gouvernement légitime puisque c’est le Premier ministre, Ariel Henry, qui assure l’intérim du président Jovenel Moïse, assassiné dans sa résidence privée par un commando armé, en juillet 2021. Le mandat des parlementaires a en outre expiré. « Si nous allons en Haïti aujourd’hui, à qui allons-nous parler ? », s’inquiète Ekuru Aukot.

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« Le Kenya n’a même pas d’ambassade en Haïti »

Cette préoccupation a été relayée en session parlementaire, le 4 octobre.  « Premièrement, il doit y avoir un gouvernement légitime en place, a insisté Anthony Oluoch, député de Mathare et membre de la coalition d’opposition Azimio. Deuxièmement, il doit y avoir réciprocité. Troisièmement, il doit y avoir une demande de la part du pays récipiendaire. » « Il s’agit d’une aventure extrêmement dangereuse, mal pensée, et très imprudente », abonde Opiyo Wandayi, également dans l’opposition. « Le Kenya n’a même pas d’ambassade en Haïti », soupire Ekuru Aukot, selon lequel le président kényan a pris la décision d’y envoyer des policiers unilatéralement.

« Le Premier ministre gouverne par décret, il n’y a pas de Parlement, il n’y a pas d’élu dans la République d’Haïti », confirme l’Américaine d’origine haïtienne Johanna Leblanc, experte en politique étrangère. On estime que plus de 2 000 personnes ont déjà été tuées en Haïti en 2023 et que plus de 200 000 ont été déplacées lors d’attaques de gangs – une situation encore aggravée par le niveau élevé des violences sexuelles, des enlèvements et des pénuries alimentaires.

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Spéculations sur le rôle de Washington

Pourquoi le Kenya s’en est-il mêlé ? Les spéculations vont bon train sur le fait que cette résolution de l’ONU autorisant le déploiement kényan ait en partie été le fait des États-Unis, qui l’ont d’ailleurs rédigée aux côtés de l’Équateur. Lors de l’Assemblée générale des Nations unies de septembre, le président Joe Biden avait félicité William Ruto « pour sa volonté de servir de chef de file à une mission de soutien à la sécurité soutenue par les Nations unies ». « J’appelle le Conseil de sécurité à autoriser cette mission dès maintenant, avait-il ajouté. Le peuple haïtien ne peut plus attendre. »

Les autorités kényanes n’ont à aucun moment dit s’il leur avait été demandé de diriger la mission multinationale. Et, bien que le Premier ministre haïtien ait plaidé en faveur de ce déploiement devant l’Assemblée générale, le 22 septembre, il n’a pas été fait mention d’une demande directe adressée au Kenya.

« Pourquoi le Kenya ? interrogeait donc le chef de l’opposition kényane, Raila Odinga, le 4 octobre. Haïti est proche des États-Unis, pourquoi n’y sont-ils pas allés ? » Ekuru Aukot soupçonne Nairobi d’avoir accepté de mener une guerre par procuration pour les États-Unis.

En septembre, l’administration Biden a promis 100 millions de dollars pour soutenir la force multinationale tout en lui fournissant la logistique, y compris pour le renseignement, le transport aérien, les communications et le soutien médical. Mais cela ne suffit pas à rassurer Johanna Leblanc. « Chaque intervention en Haïti a laissé le pays dans une situation pire qu’avant. Les États-Unis ont occupé Haïti pendant plus de vingt ans et le pays est resté dans un état de délabrement total », souligne-t-elle. « Du Vietnam à l’Irak, en passant par l’Iran, la Libye, la Somalie et l’Afghanistan, chaque fois que les États-Unis se rendent dans un pays, ils y laissent un énorme gâchis et veulent qu’un autre pays nettoie derrière eux », estime Ekuru Aukot.

Partenaire de longue date

Quelques jours après que Ruto et Biden ont plaidé à New York pour l’envoi d’une mission en Haïti, le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, s’est rendu à Nairobi pour promettre une coopération plus ciblée en matière de défense dans le cadre d’un plan quinquennal. « Les États-Unis restent déterminés à travailler avec le Kenya pour contribuer à la stabilité et à la sécurité dans la région et au-delà. Nous apprécions profondément le leadership et l’amitié du Kenya », a assuré le patron du Pentagone. De fait, Washington est un partenaire de longue date de Nairobi dans la lutte contre le terrorisme dans la corne de l’Afrique.

Les 1 000 Kényans censés intervenir en Haïti devaient être sélectionnés parmi les forces spécialisées de la police telles que l’Unité de déploiement rapide (RDU), l’Unité de patrouille frontalière et l’Unité de service général (GSU), une aile paramilitaire habituellement appelée pour réprimer divers conflits intérieurs.

Lorsque les cercueils commenceront à affluer au Kenya, nous comprendrons la gravité de ce déploiement

Déplorant le fait que les policiers kényans n’aient pas réussi à enrayer les violences et le banditisme dans leur propre pays, Ekuru Aukot ne cache pas son scepticisme quant à leurs chances de succès en Haïti. Et ajoute : « Nous ne pouvons de toute façon pas nous permettre d’exporter 1 000 policiers en Haïti. Ils peuvent fantasmer sur ce sujet parce que les États-Unis disent ceci ou cela, mais la vérité, c’est qu’au Kenya, nous avons une situation problématique locale à régler. »

Zone dangereuse

Le problème haïtien est politique et ne se résoudra pas seulement avec l’envoi de 1 000 hommes, a insisté Raila Odinga. « Lorsque les cercueils commenceront à affluer au Kenya, nous comprendrons la gravité de ce déploiement. Haïti est une zone dangereuse et il est possible que nos policiers soient en difficulté là-bas. » « Nous réussirons en Haïti, avait pourtant martelé le président Ruto. Nous ne devons pas décevoir le peuple haïtien ! »

Les autorités de Nairobi n’ont pas précisé à quelle date la mission sera prête. Le Conseil de sécurité des Nations unies l’a autorisée pour « une période initiale de douze mois, avec un réexamen au bout de neuf mois ». La liste des pays qui participeront à la mission reste également à établir.

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