Kaïs Saïed, quatre ans de pouvoir solitaire
Élu en 2019 sur un programme visant à renverser l’ordre ancien et à rendre la parole au peuple, le président tunisien n’a eu de cesse, depuis, de concentrer le pouvoir entre ses mains, quitte à modifier la Constitution et à atomiser l’opposition.
Solidement installé au pouvoir, qu’il exerce sans partage, Kaïs Saïed se prépare à briguer un second mandat en 2024. Mais quatre ans après son arrivée au palais de Carthage, l’espoir qu’il a suscité en se posant comme le candidat du peuple, dont, avait-il promis, il exaucerait les revendications, est retombé comme un soufflé.
En octobre 2019, la très large élection de Kaïs Saïed (72,71 % des voix exprimées pour un taux de participation de 57,8 %) avait en effet été fêtée comme un plébiscite. La promesse de temps meilleurs, moins corrompus et moins délétères. Quatre ans plus tard, le chef de l’État a renversé les équilibres en instaurant un régime ultra-présidentialiste. Son offensive anticonstitutionnelle de l’été 2021 n’a même pas offusqué l’opinion publique, focalisée sur les dérives de la gouvernance dans la gestion de la pandémie. « Tant pis pour les moyens employés, c’était une situation d’urgence », justifie aujourd’hui Hanene, une militante du mouvement Manech msamhine ( » Nous ne pardonnons pas »). Qui précise toutefois : « On pensait que c’était temporaire. »
En 2019, rien ne laissait présager un tel scénario. Les Tunisiens pensaient être protégés par une Constitution et un régime semi-parlementaire qui limitaient les prérogatives du président de la République. Dès 2011 et la chute de Ben Ali, toutes les forces politiques s’étaient accordées sur un point : ne plus jamais laisser le pouvoir aux mains d’un seul. Douze ans plus tard, le pouvoir est devenu une hydre tricéphale – présidence, gouvernement, assemblée – figée dans ses tiraillements.
Depuis son coup de force du 25 juillet 2021 – dont l’épidémie de Covid, rétrospectivement, semble avoir créé les conditions –, Kaïs Saïed est le maître incontesté du pays et joue une partie dont lui seul connaît les règles. Et que lui seul peut remporter faute d’autres joueurs. Le mot démocratie, qui commençait à prendre du sens dans l’organisation des pouvoirs malgré une puissante partitocratie, a rapidement disparu du vocabulaire des Tunisiens, échaudés par la politique.
« Il faut détruire pour construire »
« Il faut juger une action sur les réalisations », plaide un partisan du mouvement du 25-Juillet. Qui peine toutefois à donner des exemples et évoque uniquement la mise en place de la nouvelle Constitution. Dans sa voix perce un doute quand il assure qu’« il faut détruire pour construire », avant de s’agacer et d’évoquer la malveillance et la corruption, qui sapent les efforts du président. Une manière d’invoquer la théorie du complot pour éviter de tirer un vrai bilan, que peu se risquent à dresser.
Que peut-on mettre en avant ? Les partis politiques ne sont plus dans la course, y compris ceux qui avaient soutenu Kaïs Saïed à la présidentielle ou au début de son mandat. Les institutions ont été disloquées, le système ne s’est toujours pas doté de la Cour constitutionnelle prévue dans la Constitution. Le gouvernement est aux ordres, l’économie à bout de souffle. « Les jeunes, plus de 50 % de la population, peinent à comprendre la vision et le but de Kaïs Saïed. Ils sont las d’attendre et ne sont pas séduits par le projet d’entreprises citoyennes, complètement décalé par rapport au monde moderne. Partir est l’unique perspective et les parents approuvent », résume un sociologue.
L’échec économique reste, pour les partisans du président, une conséquence de la gabegie de la « décennie noire » de 2011 à 2021. Mais les pénuries, la faillite des organismes publics chargés des biens de première nécessité, l’inflation, le recours systématique au banques tunisiennes pour renflouer les caisses de l’État ne peuvent être contestés et impactent le quotidien de toute la population. « Au mieux, on est dans un moment de transition où nous allons amorcer notre transformation. Au pire, on coule, et il nous faudra bien survivre », résume un observateur des études d’opinion qui juge que les Tunisiens ont remplacé un régime autoritaire par un autre. Et conclut : « Nous ne sommes pas compatibles avec la démocratie. »
Comme lui, beaucoup se refusent à faire le bilan de Kaïs Saïed, qui prend ses décisions seul, sans même consulter des conseillers. Ils estiment qu’ils lui ont juste donné l’opportunité d’avancer ses pions. La faillite est donc aussi celle des partis, trop fragiles, d’un discours politique convenu perçu comme fallacieux et d’une société civile hétéroclite, qui n’ose plus s’exprimer tant elle craint la répression.
« Se taire et se terrer »
« Aujourd’hui, on emprisonne pour un post, pour une intention, dans le but d’écarter tous les gêneurs. On est dans un moment délétère où le vrai et le faux se mêlent. On ne sait si les dossiers utilisés pour inculper les uns ou les autres sont vides, montés de toutes pièces ou simplement fondés. Alors mieux vaut se taire et se terrer », confie un ancien du parti Nidaa Tounes, qui dit avoir perdu le contact avec ses camarades.
Un chacun pour soi qui semble faire écho aux propos de Kaïs Saïed, qui estime que « la Tunisie ne peut compter que sur elle-même » et qui a décliné successivement les propositions d’appui du Fonds monétaire international et le mémorandum proposé par l’Union européenne. Le pays s’isole, le pouvoir s’affirme, tente de fédérer autour de l’idée que les partenaires étrangers ont des objectifs cachés et ne veulent pas le bien du pays.
Un populisme sur fond de nationalisme qui séduit et occupe les esprits, régulièrement alimenté par des rumeurs farfelues et rocambolesques. Un tunnel creusé depuis une maison de La Marsa pour déboucher dans la résidence de l’ambassadeur de France. Des légendes urbaines autour de prétendues mines d’or, d’argent ou de diamants qui vont renflouer le pays…
Mais comme après l’épisode du 25-Juillet, dont les électeurs ne semblaient sur le moment pas avoir mesuré la portée, les Tunisiens semblent frappés de sidération. Craignant une escalade pouvant mener à de nouveaux conflits, elle semble se conformer au vieux proverbe : « Garde ton méchant, le suivant pourrait être pire. »
Le peuple se tait, donc, semblant approuver la situation. Mais certains indices disent sa lassitude et son indifférence à la chose publique. La consultation nationale sur la Constitution n’a réuni, en 2022, que 7,6 % du corps électoral. Et les élections législatives de 2023 ont battu un record d’abstention avec 11,2 % de votants. Quant à la récente consultation sur l’éducation nationale, elle n’a intéressé que 150 000 personnes.
Élections locales en décembre
Les élections locales, annoncées pour le 25 décembre, risquent de ne pas faire beaucoup mieux au vu de la complexité d’une représentativité citoyenne toute relative au sein du nouveau Conseil des régions et des districts, instauré par la Constitution de 2022 et qui doit compléter le dispositif législatif. « Avec d’aussi faibles scores, ce régime ne tiendrait pas dans une démocratie », note un politologue, qui, comme beaucoup, requiert l’anonymat. Une indifférence à la vie politique et électorale qui ne fait, in fine, que consolider le pouvoir personnel du président.
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