De la smala de l’émir Abdelkader au bagne de Sainte-Marguerite
Ces prisonniers algériens en terre d’exil
Entre 1841 et 1884, au cœur de la conquête française de l’Algérie, des milliers de prisonniers ont été déportés, sans jugement pour la plupart, sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Plongée dans l’histoire méconnue de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu les traumas de l’exil et du bannissement.
CES PRISONNIERS ALGÉRIENS EN TERRE D’EXIL (1/4) – La gabare « La Provençale » accoste, ce mardi 26 juin 1843, sur une anse de l’île Sainte-Marguerite, qui fait face à la baie de Cannes. À son bord 49 hommes, 113 femmes, 89 enfants et 30 domestiques, qui ont quitté, cinq jours plus tôt, le port d’Alger.
Débarquée sur la plage de galets, cette procession de prisonniers gravit péniblement le chemin de terre qui serpente au milieu d’une forêt de pins maritimes, de chênes verts et de cyprès, avant d’arriver devant le grand portail en bois du Fort Royal, qui surplombe cette île de 2 km carrés.
Ce chemin qui mène à la forteresse, les 290 captifs ne seront ni les premiers ni les derniers à le fouler. Ils seront bientôt rejoints par un autre contingent de 186 personnes, qui débarquent sur l’île Sainte-Marguerite le 9 août à bord de la gabare « La Perdrix ». C’est ici que ces prisonniers passeront des mois, voire des années pour certains, très loin de leur terre et de leur ciel d’Algérie.
Ici, en cet été 1843, commence pour ces hommes, ces femmes et ces enfants, dans l’austère minéralité de ce fort construit au XVIIe siècle, une tragédie d’exil, de privations, d’espérance, de désespérance, de folie et de mort.
Qui sont donc ces détenus de l’île Sainte-Marguerite, dont une bonne quarantaine sont âgés de moins de 18 mois ? Quels sont les ignobles crimes qu’ils ont commis et qui leur valent l’embastillement dans cette prison d’État ? Une partie d’entre eux appartiennent à la famille de Si El Hadj Mohamed Ben Al Kharoubi, premier secrétaire de l’émir Abdelkader, qui mène la résistance contre la conquête française depuis 1831.
Pour les Français, Ben Al Kharoubi n’est pas un simple lieutenant. Une note du ministère de la Guerre de l’époque le décrit comme « l’homme le plus influent près de l’émir à cause de la supériorité de son intelligence […]. La prise de sa famille est d’une immense importance car le premier ministre de l’émir doit conseiller, et dans tous les cas accepter, des arrangements qui lui rendraient ses enfants ».
Familles de hauts responsables
Une autre partie de ces prisonniers est composée des membres de la famille et des serviteurs de Mohamed Ben Allel, présenté lui aussi comme Premier ministre et conseiller d’Abdelkader. Une troisième partie est constituée de membres des tribus Hachem Cheraga et Hachem Gharaba, qui vivent sous l’autorité de l’émir. Une quatrième partie, enfin, est composée de la famille de Sidi Mohamed Ben Abderrahmane, présenté comme le second secrétaire de l’émir. Marabout de la tribu des Hachem, ami d’enfance d’Abdelkader avec lequel il a accompli le pèlerinage à La Mecque, il serait le seul avec la mère de l’émir à « posséder les secrets de son cœur ».
Une date constitue le marqueur du désespoir et des tourments pour ces centaines de prisonniers qui arrivent cet été 1843 sur l’île Sainte-Marguerite : le mardi 16 mai 1843. Ce jour-là, le duc d’Aumale, à la tête de 1 300 fantassins et 600 cavaliers, lance un raid sur la smala d’Abdelkader, dans les confins de Tiaret, dans l’Oranie.
L’émir et ses principaux lieutenants étant absents de cette smala ambulante où l’on compte 300 douars réunissant 20 000 âmes, les Français écrasent la petite résistance, s’emparent de 40 000 têtes de bétails et de nombreux documents et manuscrits, avant de faire prisonnières plus de 3 000 personnes, principalement des femmes, des enfants, ainsi que leurs domestiques.
Parmi les captifs de la prise de la smala, qui sera immortalisée par un tableau peint en 1844 par Horace Vernet (et qui est exposé au Musée de Versailles), on compte donc les familles Ben Al Kharoubi et Ben Allel, ainsi que des membres des tribus Hachem Cheraga et Hachem Gharaba. Une prise de guerre aussi remarquable que redoutable.
« La smala d’Abdelkader est prise, son trésor pillé, ses fantassins réguliers tués ou dispersés, quatre drapeaux, un canon, deux affûts, un butin immense, des populations et des troupeaux considérables sont tombés en notre pouvoir », écrit le duc d’Aumale pour célébrer sa victoire.
Dans le bruit et la fureur de l’assaut et de la razzia de la smala, la mère et la femme d’Abdelkader s’échappent, au grand désespoir du duc d’Aumale. On aurait aimé les prendre vivantes pour faire pression sur l’émir afin de le contraindre à la soumission. Les deux femmes feraient-elles partie des prisonniers qui se dissimulent sous un déguisement ?
Jean-de-Dieu Soult, ministre de la Guerre, veut en avoir le cœur net. Il envoie donc le docteur Auguste Warnier, parfait arabisant et familier de l’émir Abdelkader pour avoir été commissaire-adjoint du consulat de France à Mascara en 1837, après la signature du traité de Tafna, afin qu’il interroge les prisonniers et tente de trouver la mère et la femme de l’émir. En vain. À défaut des proches de l’insaisissable émir, on embarque ceux de ces lieutenants.
Deux catégories de captifs
Le périple de la smala vers Alger, sur des bœufs et des bêtes de somme saisis lors de la bataille, sera long et éprouvant, particulièrement pour les femmes, les enfants et les nourrissons. Au drame de la défaite s’ajoutent maintenant les affres d’une longue traversée, de la captivité et du bannissement dans des contrées inconnues.
À Alger, les autorités françaises procèdent au recensement et au tri de ces prisonniers qui seront scindés en deux catégories. Pour l’historien Xavier Yacono (1912-1990), qui a documenté cet épisode de la conquête française, la première catégorie comprend les nobles ou les gens importants. La seconde est constituée de la masse des autres captifs. C’est ce premier groupe qui intéresse au plus au point le maréchal Bugeaud, qui s’emploie depuis 1836 à écraser la résistance menée par l’émir Abdelkader.
Les prisonniers de haut rang sont installés à la Casbah d’Alger, où ils sont bien traités, en attendant que le maréchal Bugeaud statue sur leur sort. Les 3 224 autres captifs sont installés dans des tentes et des gourbis au quartier de Maison Carrée (actuellement El Harrach) dans une misère effroyable. Ils seront plus tard libérés pour bon nombre d’entre eux et renvoyés à Oran, avant de regagner leurs douars d’origine.
Mais que faire de ces prisonniers de la Casbah ? Des instruments de chantage, des moyens de pression et de coercition pour obliger les lieutenants d’Abdelkader à renoncer à la lutte armée et à se soumettre à la France. Une correspondance du ministère de la Guerre en date du 3 juin 1843, rapportée par Yacono, énonce clairement la volonté des Français d’utiliser ces captifs comme des otages.
« Si l’on considère que, depuis un an, Abdelkader ne supportait plus la lutte qu’en s’appuyant sur les prédications des marabouts des Hachem et les armes de la noblesse des Hachem, on comprendra combien sa position devient aujourd’hui difficile lorsque nous tenons en notre pouvoir les femmes des prédicateurs et des guerriers de la Guerre Sainte, est-il écrit. Ces hommes, déjà peut-être fatigués de l’existence vagabonde à laquelle ils sont condamnés, seront des partisans ardens (sic) de la paix quand ils sauront que leurs familles ne leurs seront rendues qu’à la fin de la guerre et lorsqu’on aura toute l’assurance qu’elle ne sera pas rallumée. »
Déportés sans procès
Mais où envoyer ces prisonniers ? À l’île Sainte-Marguerite, où croupissent déjà, depuis 1841, des prisonniers arabes en vertu d’un arrêté signé le 30 avril 1841 par le maréchal Soult, ministre de la Guerre, qui a affecté le Fort royal de l’île à la « détention des prisonniers arabes transportés d’Algérie en France ». À partir de la promulgation de cet arrêté, le maréchal Bugeaud, gouverneur général de l’Algérie de 1840 à 1847, y enverra des dizaines de captifs sans qu’ils soient, pour une très grande majorité, entendus ou condamnés par la justice.
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Ces prisonniers algériens en terre d’exil
Entre 1841 et 1884, au cœur de la conquête française de l’Algérie, des milliers de prisonniers ont été déportés, sans jugement pour la plupart, sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Plongée dans l’histoire méconnue de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu les traumas de l’exil et du bannissement.
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