Captifs de la smala d’Abdelkader exilés en France : la soumission ou le bannissement
Ces prisonniers algériens en terre d’exil
Entre 1841 et 1884, au cœur de la conquête française de l’Algérie, des milliers de prisonniers ont été déportés, sans jugement pour la plupart, sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Plongée dans l’histoire méconnue de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu les traumas de l’exil et du bannissement.
CES PRISONNIERS ALGÉRIENS EN TERRE D’EXIL (2/4) – C’est donc dans le Fort Royal de l’île Sainte-Marguerite, où furent détenus de célèbres prisonniers comme l’homme au masque de fer, qui inspira Alexandre Dumas, Victor Hugo ou Marcel Pagnol, que les captifs de la smala font leur entrée cet été 1843.
Avant le débarquement de ces nouveaux arrivants, les détenus de Sainte-Marguerite sont enfermés dans le grand bâtiment qui dispose de six cellules au rez-de-chaussée et de salles de détention aux premier et deuxième étages. La venue en surnombre des captifs de la smala oblige le commandant du fort à affecter d’autres bâtiments à leur logement, en fonction de leurs classes sociales.
La cellule où fut détenu l’homme au masque de fer de 1687 à 1698 est construite en forme de voûte avec une épaisse porte en bois. À l’intérieur, le prisonnier dispose d’une litière et d’une cheminée. La fenêtre creusée dans le mur et donnant sur la mer est fortifiée par un triple barreaudage qui empêche toute possibilité d’évasion.
De toutes façons, on ne s’évade que très rarement de Sainte-Marguerite. On y croupit, on survit en attendant la liberté ou la mort. C’est dans ces cellules de 30 mètres carrés conçues pour accueillir un seul détenu que sont affectés les membres de la famille de Ben Al Kharoubi. Femmes, enfants et servantes s’entassent dans ces lieux infects, insalubres, sombres et mal chauffés de l’avis même des médecins qui sont affectés au Fort.
Cloîtrées, les captives refusent de quitter leurs cellules pendant des mois, confiant au docteur qui leur rend régulièrement visite qu’elles se considèrent comme des « martyres ». La famille et les domestiques du calife Mohamed Ben Allel occupent les salles situées au-dessus des cellules. En septembre 1843, Sainte-Marguerite compte déjà plus de 520 prisonniers, tant et si bien que le commandant de la garnison décide d’affecter des baraquements autrefois réservés aux gardes pour y loger les captifs de classe inférieure.
Comment s’organise la vie quotidienne sur l’île pour ces hommes et ces femmes habitués au climat plutôt sec et aride des hauts plateaux algériens ? En fonction de leur répartition sociale décidée par le ministère de la Guerre, les prisonniers ont droit à une solde (15 à 50 centimes par jour). Celle-ci est complétée par une ration journalière de 750 grammes de pain, 60 g de riz, du sel et 800 g de bois.
N’étant pas habitués à consommer du pain, les prisonniers réclament du couscous, qu’on fait venir d’Algérie avant qu’il ne soit préparé à Cannes. La solde distribuée permet d’acheter auprès d’un boucher des moutons sur pied qu’on fait abattre selon le rite musulman. Des commerçants de la région viennent sur l’île pour vendre des légumes et des fruits.
Conditions difficiles
Les captifs dorment sur des lits de camp ou sur le sol couvert de planches, parfois sans paillasse. Les conditions de captivité sont dures, particulièrement pour les femmes et les enfants. Au cours des premiers mois de leur internement, six enfants sont décédés en l’espace de six semaines.
Traumatisées par la frayeur que leur ont causée la prise de la smala, la traversée en mer et l’épreuve de la captivité, leurs mères ne peuvent plus les allaiter, tant leurs seins se sont asséchés. Le docteur Auguste Warnier, dépêché sur les lieux, recommande l’achat de chèvres pour fournir du lait aux enfants et aux nourrissons. Lorsque les bêtes arrivent, au compte-gouttes, il est déjà trop tard pour certains petits, fauchés par la mort. Au total, 28 enfants âgés de 3 jours à 9 ans sont décédés à Sainte-Marguerite entre 1843 et 1849.
Chaque décès est consigné par l’administration, et les personnes décédées sont enterrées selon le rite musulman dans le cimetière situé dans une pinède nichée à quelques centaines de mètres du Fort Royal. Ces funérailles en terre d’exil chrétienne permettent aux détenus de réaffirmer leurs liens et d’entretenir un supplément d’humanité.
Tombé dans l’oubli avant d’être découvert dans les années 1970 par d’anciens harkis du hameau de forestage de Mouans-Sartoux, ce cimetière compte aujourd’hui 235 tombes anonymes. Depuis 2018, la municipalité de Cannes a entrepris une étude pour sa revalorisation en collaboration avec l’artiste Rachid Koraichi, qui a déjà aménagé le cimetière où sont enterrés les proches de l’émir Abdelkader au château d’Amboise.
À l’intérieur du fort, les détenus sont libres de leurs mouvements et certains peuvent même se promener à l’extérieur des fortifications ou se baigner dans les criques ou les plages de galets. Des touristes en villégiature sur l’île se sont d’ailleurs plaints de ce spectacle, si bien que le préfet des Alpes-Maritimes est saisi à propos de ces « Arabes prisonniers de l’île Sainte-Marguerite se baignant chaque jour dans un état complet de nudité, commettant ainsi le délit d’outrage à la pudeur ». Des caleçons sont alors distribués aux prisonniers afin de remédier à cet outrage.
Pathologies physiques et psychiques
Les malades se font soigner à l’infirmerie de la garnison, mais certaines femmes refusent de se faire ausculter par le médecin du Fort. À Sainte-Marguerite, le docteur Bosio établit une « topographie médicale » dans laquelle il indique que ses patients souffrent de syphilis, de maladies cutanées et du cuir chevelu, de rhumatismes, d’ophtalmies chroniques, de fièvres, et recommande la vaccination des enfants. À ces pathologies physiques s’ajoutent des troubles psychiques dus à la nostalgie et à l’éloignement. Ces troubles feront des ravages parmi les captifs.
Durant les trois années qui ont suivi le transfert de ces Algériens, les conditions de séjour à l’infirmerie sont déplorables. Dépêché en octobre 1486 sur Sainte-Marguerite pour y effectuer une inspection pour le compte du ministère de la Guerre, Ismaÿal Urbain, qui fut présent aux côtés du duc d’Aumale lors de la prise de la smala de l’émir Abdelkader, note que les malades sont « couchés sur des lits sans matelas et sans paillasse, protégée contre la dureté du bois par une simple couverture ». Son rapport oblige l’administration à améliorer les conditions de vie des patients. Les cas les plus graves sont envoyés à l’hôpital de Cannes.
Au Fort Royal, la vie communautaire est faite aussi de mariages, de naissances, et l’on célèbre deux fois par an l’Aïd, la fête musulmane. Ces moments de communion et de partage permettent aux captifs d’adoucir un tant soit peu les traumas de l’exil et de la détention.
Quelques jours après l’arrivée, en juin 1843, du premier contingent de la smala, trois chefs de la tribu des Hachem réclament au ministère de la Guerre de leur « accorder une chambre qui puisse nous servir à faire nos prières et y lire le livre saint et de ne pas nous enfermer avant le coucher du soleil, pour l’amour de notre Maître ». Une salle de prière leur est affectée, ainsi qu’un petit sanctuaire en planches où les prisonniers peuvent faire leurs ablutions. L’école ouverte au sein de la garnison est fréquentée par garçons et filles, ainsi que par les adultes. Un enseignant est même affecté sur l’île pour y dispenser le savoir en langue française.
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Ces prisonniers algériens en terre d’exil
Entre 1841 et 1884, au cœur de la conquête française de l’Algérie, des milliers de prisonniers ont été déportés, sans jugement pour la plupart, sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Plongée dans l’histoire méconnue de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu les traumas de l’exil et du bannissement.
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