Captifs de la smala d’Abdelkader exilés en France : « Nos cœurs brûlent et nos yeux pleurent »
Ces prisonniers algériens en terre d’exil
Entre 1841 et 1884, au cœur de la conquête française de l’Algérie, des milliers de prisonniers ont été déportés, sans jugement pour la plupart, sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Plongée dans l’histoire méconnue de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu les traumas de l’exil et du bannissement.
CES PRISONNIERS ALGÉRIENS EN TERRE D’EXIL (3/4) – À Sainte-Marguerite, écrire est une forme de résistance et de résilience face à l’insularité. Arrachés à leurs vies antérieures et coupés du monde, les prisonniers ont la possibilité de correspondre avec l’administration française ou d’envoyer des lettres à leurs familles restées en Algérie.
Mais ce privilège n’est accordé qu’aux prisonniers de guerre lettrés. Autant dire une petite minorité. La doctorante d’Aix-Marseille-Université, Anna A. Damon, qui a documenté les correspondances de ces détenus aux Archives nationales d’Outre-Mer, explique que le processus d’envoi du courrier obéit à des règles strictes.
Les « correspondances de réclamation et de suppliques », pour demander de meilleures conditions de détention ou une remise en liberté, sont transmises aux autorités sans censure ou lecture préalable. En revanche, les lettres familiales, écrites en arabe et traduites par interprète militaire au Fort Royal, sont envoyées au ministère de la Guerre à Paris pour y être lues. Dans le cas où il n’y voit pas d’inconvénient ou de danger dans son contenu, la correspondance est ensuite acheminée vers le gouverneur général d’Algérie, à Alger, pour être transmise au destinataire.
Deuil impossible
Qu’elles soient familiales ou suppliques aux autorités, les correspondances des prisonniers de l’île Sainte-Marguerite racontent la grande détresse des détenus, les tourments de l’éloignement, la nostalgie qui étreint les cœurs, la perte des proches ou encore l’impossibilité de faire le deuil de la terre ancestrale.
Dans une lettre collective écrite le 19 août 1842, les signataires disent toute la tragédie qu’ils endurent au quotidien : « Nous sommes victimes de l’injustice, nos maux sont la prison, la maladie et l’éloignement de nos enfants », « nos cœurs brûlent et nos yeux pleurent ».
À Sainte-Marguerite, la nostalgie est une pathologie qui affecte les prisonniers quels que soient leur rang ou leur extraction sociale. Non seulement ils sont frappés de bannissement, mais peu parmi eux reçoivent du courrier de leurs familles en Algérie. L’absence de nouvelles accentue encore leur détresse psychologique et affecte leur santé mentale.
Interné sur l’île, Mohamed Larbi Ben Al Amri est resté sans nouvelles de sa famille depuis son admission. Ravagé par la douleur et le chagrin, il refuse tous les secours. Avant de succomber, le 20 mars 1842, il s’exclame : « Deux femmes, sept enfants, et pas de nouvelles ! »
Folie et mort lente
La mort de Ben Al Amri affecte le moral des prisonniers et accentue leur détresse. Peu de temps après sa disparition, une lettre est écrite de Sainte-Marguerite par un collectif de détenus : « Nos femmes sont désespérées, nos enfants pleurent, nos biens sont abandonnés, nos pères et amis sont dans le chagrin, nos cœurs tristes, nos corps délabrés, il nous arrive que, ne pouvant plus fermer nos paupières pour jouir du sommeil, la maladie s’empare de nous et même la mort, écrit-il. Un parmi nous est décédé, le cheikh Arbi Ben Al Amri… Celui qui vient de mourir a laissé sept enfants fort jeunes. »
La perte des siens ou la séparation d’avec la famille peuvent conduire certains prisonniers à la folie et à une mort lente. Âgé de 35 ans, Si Ahmed Ben El Akhdar a été capturé pendant la prise de la smala et transféré à Sainte-Marguerite avec son épouse, Zineb. Durant le raid des troupes du duc d’Aumale contre les campements de l’émir Abdelkader, Ben El Akhdar perd la trace de ses deux enfants. Ont-ils été tués ? Sont-ils encore détenus quelque part en Algérie ? Sont-ils retournés sains et saufs auprès de leur famille ?
Sans nouvelles de ses deux fils, Si Ahmed Ben El Akhdar erre chaque jour de chambre en cellule à leur recherche en les appelant par leurs prénoms. De chagrin, il ne mange pas, ne boit pas, ne dort pas. Il dépérit jour après jour. Les deux médecins qui l’auscultent au mois d’août 1843 détectent chez lui une « monomanie ». Ils indiquent que Ben El Akhdar est atteint d’aliénation mentale à la suite des malheurs qu’il a éprouvés, que son affection s’aggrave de jour en jour. Aussi, ils recommandent sa libération « pendant que la folie est encore pacifique ».
Le commandant du Fort appuie la requête des deux médecins en demandant lui aussi sa remise en liberté. Pourtant, ces interventions n’ont pas su faire plier ou amadouer le ministère de la Guerre, qui refusera la libération de Ben El Akhdar et recommandera seulement de « le soigner avec plus d’attention qu’auparavant ».
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Ces prisonniers algériens en terre d’exil
Entre 1841 et 1884, au cœur de la conquête française de l’Algérie, des milliers de prisonniers ont été déportés, sans jugement pour la plupart, sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Plongée dans l’histoire méconnue de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu les traumas de l’exil et du bannissement.
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