Captifs de la smala d’Abdelkader exilés en France : le chantage par la terreur
Ces prisonniers algériens en terre d’exil
Entre 1841 et 1884, au cœur de la conquête française de l’Algérie, des milliers de prisonniers ont été déportés, sans jugement pour la plupart, sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Plongée dans l’histoire méconnue de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu les traumas de l’exil et du bannissement.
CES PRISONNIERS ALGÉRIENS EN TERRE D’EXIL (4/4) – En internant sur l’île Sainte-Marguerite les captifs de la smala prise en 1843, le maréchal Bugeaud a un objectif : obliger les lieutenants de l’émir Abdelkader à renoncer à la lutte armée, ou encore mieux à servir la France après leur soumission.
Le bannissement, de surcroît sur une terre chrétienne, vise à briser le moral des chefs de tribu et à les obliger ainsi à négocier la reddition. « L’emprisonnement à Sainte-Marguerite n’est pas destiné à exterminer les prisonniers ni à les obliger aux travaux forcés, mais à les mettre hors-jeu et à en faire des otages », écrit Anissa Bouayed, historienne dont les travaux sur les déportés algériens à Sainte-Marguerite forme le socle de l’exposition « Prisonniers en terre d’exil ».
L’exemple le plus frappant de ce chantage par la terreur de l’exil est le cas de Si El Hadj Mohamed Ben Al Kharoubi, dont 52 membres de la famille sont internés à Sainte-Marguerite à partir de juin 1843. Lorsqu’il apprend la nouvelle de leur détention, ce calife que l’on présente comme le Premier ministre de l’émir Abdelkader décide de se soumettre à Tiaret, en compagnie de deux chefs de tribu, en demandant la grâce d’être réuni avec sa famille.
Le général Lamoricière accède à la demande de Ben Al Kharoubi en faisant libérer sa famille en novembre 1843. Et en récompense de sa reddition, Ben Al Kharoubi se voit attribuer par le maréchal Bugeaud un traitement ainsi qu’une maison à Alger. Les Français espèrent qu’il puisse convaincre Mohamed Ben Allal, le « véritable homme de guerre d’Abdelkader », de déposer lui aussi les armes en échange de la libération de sa famille, détenue elle aussi à Sainte-Marguerite.
« La seule mesure qui ait produit le succès »
Mais se soumettre n’est pas un trait de caractère de Mohamed Ben Allal. À sa famille, qui le supplie par écrit de se rendre afin qu’elle puisse être libérée et retourner en Algérie, il répond dans une lettre : « Pour ce qui est de me rendre près de vous chez les infidèles afin de mettre un terme à votre captivité, n’y songez pas ! […] S’il s’agissait de vous racheter avec de l’argent ou au prix de ma vie, je le ferais ; mais me rendre chez vous, parmi les chrétiens, est une démarche que réprouve la loi de Dieu et de son prophète : ce serait les quitter tous les deux pour aller aux impies […]. J’espère que je ne ferai jamais pareille chose. Le mieux est donc de vous en tenir à la patience. Priez, lisez le Coran, suivez mes conseils. Il est probable que je ne recevrai plus de vos lettres ; j’ai récité sur vous l’oraison des morts. »
Mohamed Ben Allal est tué le 11 novembre 1843, près de la frontière marocaine, lors de combats avec les troupes françaises. Un mois plus tard, une grande partie de sa famille est remise en liberté et renvoyée en Algérie. Le maréchal Bugeaud n’a plus besoin de la garder comme monnaie d’échange dès lors que le chef est passé de vie à trépas. En date du 10 février 1847, Bugeaud adresse une lettre au ministre de la Guerre pour théoriser son système du bannissement. L’exil, écrit-il, s’avère un « châtiment particulièrement bien adapté car l’envoi en France sur une terre chrétienne produit toujours un tel effet sur les musulmans que […] c’est la seule mesure qui ait véritablement produit le succès désirable ».
Les derniers prisonniers de la smala seront libérés de l’île Sainte-Marguerite en janvier 1848, après la capitulation de l’émir Abdelkader en décembre 1847. À son tour, celui-ci connaîtra les affres de la détention à Toulon, Pau et ensuite au château d’Amboise, d’où il sera libéré en octobre 1852. Les derniers prisonniers algériens quittent Sainte-Marguerite en 1884 pour être transférés à Calvi, en Corse.
Une attraction
Bonne nouvelle ? Pas pour tout le monde, visiblement. En août 1883, Adolphe Vidal, élu municipal de Cannes, a adressé une lettre au ministère de la Guerre pour lui demander de surseoir à la décision de fermer le Fort Royal au motif que la présence des prisonniers algériens revêt… un intérêt touristique pour la région.
Leur détention, écrit-il, « constitue pour Cannes un commerce lucratif et un agrément […]. Commerce lucratif car cela jette sur notre marché environ 2 000 francs par semaine, fait prospérer un service de bateau à vapeur. Un agrément de plus parce que la présence de ces indigènes devient une attraction ».
C’est que les belles touristes anglaises en villégiature à l’île Sainte-Marguerite aiment se faire dessiner sur leurs carnets de voyage les noms de ces prisonniers en calligraphie arabe, qu’elles emportent ensuite en souvenir d’une escapade exotique à Cannes. Curieux épilogue pour une triste histoire dont la cité côtière française se souvient aujourd’hui.
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Ces prisonniers algériens en terre d’exil
Entre 1841 et 1884, au cœur de la conquête française de l’Algérie, des milliers de prisonniers ont été déportés, sans jugement pour la plupart, sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. Plongée dans l’histoire méconnue de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu les traumas de l’exil et du bannissement.
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