Cinq questions pour comprendre comment Kaïs Saïed cherche à éradiquer l’opposition tunisienne
Considérée comme l’ennemie numéro un du président, Abir Moussi a rejoint la longue liste des personnes incarcérées depuis le mois de février. Que leur reproche-t-on exactement ? Que reste-t-il de l’opposition ?
LE DÉCRYPTAGE DE JA – « Si vous cherchez des opposants, il faudra vous adresser aux services pénitentiaires », indiquait récemment un membre du comité de soutien aux prisonniers politiques à un correspondant italien qui souhaitait interviewer des responsables politiques. Ce n’était pas une plaisanterie : depuis les premières arrestations du 11 février 2023, la prison de la Mornaguia, à Tunis, n’abrite pas moins de 27 détenus politiques.
Une situation qui a porté un coup à la scène politique tunisienne et installé un climat de défiance à l’égard d’un pouvoir qui, à force de décrets et de division entre « patriotes » et « non patriotes », a verrouillé le paysage politique. Les médias ont également subi un tour de vis et ne peuvent se saisir de ces affaires sensibles, toujours en instruction, qui concernent des acteurs politiques. Ils risquent, s’ils le font, d’être poursuivis pour infraction au code pénal, selon le décret 54 qui, depuis septembre 2022, restreint la liberté d’expression sous couvert de lutter contre la cybercriminalité et la propagation de fausses nouvelles, qu’il punit d’une peine allant jusqu’à dix ans de prison, assortie d’une amende.
Malgré cette épée de Damoclès, les médias sont régulièrement interpellés par le collectif des familles des prisonniers qui se mobilise, donne de la voix, mais sans grand résultat. Des dossiers vides selon les avocats, des instructions lentes et des conditions carcérales difficiles ont suscité un mouvement de protestation et une grève de la faim de certaines personnalités emprisonnées, qui a été suivie par des militants des droits de l’homme en signe de soutien. Mais cela est demeuré sans effet, comme toutes les autres formes de protestation.
Lourdes peines
La plupart de ces affaires ont en commun de concerner des atteintes à la sécurité de l’État ou des tentatives de complot pour renverser le régime. Les dossiers ont été, pour la plupart, montés à partir d’écoutes téléphoniques, de filatures puis d’analyse des téléphones des prévenus lors de leur garde à vue. Mais à ce jour, faute de communication officielle, rien ne permet de discerner le vrai du faux de ce que la rumeur rapporte sur ces affaires. Certains prévenus encourent des sanctions très lourdes, voire une peine capitale.
1. Quel est le profil des opposants emprisonnés ?
Dirigeants de partis ou personnalités influentes, tous ont appartenu à différentes formations très actives depuis la révolution de 2011, et se sont opposés à l’offensive lancée sur le pouvoir par Kaïs Saïed le 25 juillet 2021. La solidarité entre partis d’opposition est une tradition bien ancrée en Tunisie, des membres de la famille démocrate étant capables de s’allier avec les islamistes quand il le faut. C’est ce qu’ils ont fait en 2021 en créant le Front de salut national (FSN) pour s’inscrire dans la même logique de résistance que celle qui avait cours sous Ben Ali. Une démarche qui n’a pas tardé à déranger des autorités qui rejettent toute concertation avec des formations autres que celles qui lui ont fait allégeance, comme l’ancien parti de gauche nationaliste, El Watad ou le parti du peuple Echaâb.
Depuis leurs cellules, les opposants emprisonnés n’ont pas disparu de la vie publique pour autant, ils auraient même plutôt gagné en visibilité. Une partie de l’opinion les considère comme les victimes d’un musèlement politique, voire comme les figures d’une nouvelle résistance perçue comme héroïque. Mais la vague d’arrestations a tout de même permis au pouvoir de décapiter plusieurs partis dont El Joumhoury, Ennahdha et plus généralement, de vider les rangs du turbulent FSN qui dérangeait le pouvoir notamment en raison de la présence des islamistes.
2. Sur quoi reposent les accusations de complot ?
Dix-sept des prévenus sont poursuivis pour présomption de complot. Onze d’entre eux ont été arrêtés dans le cadre de la loi antiterroriste, les autres pour divers délits de droit commun comme les anciens députés Mehdi Ben Gharbia et Walid Jalled, pour blanchiment d’argent, l’ancien ministre Riadh Mouakher pour avantages injustifiés, et Rached Khiari (coalition Al Karama) pour diffamation, faux et d’usage de faux.
Le tort de plusieurs d’entre eux est d’avoir eu des contacts avec des étrangers, plus précisément des membres du corps diplomatique qui, eux, n’ont pas été inquiétés ou entendus. Certains semblent aussi avoir été arrêtés pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. Comme Ghazi Chaouachi, ancien secrétaire général du Courant Démocrate (Attayar), ou Lazhar Akremi qui a rencontré une fois Khayam Turki, lui-même arrêté dès le 11 février.
Abdelhamid Jelassi, ancien d’Ennahdha, est aussi poursuivi pour avoir été en contact avec des étrangers auxquels il aurait suggéré de ne plus octroyer d’aides à la Tunisie. Les coups de filet ont également concerné des dirigeants du FSN Jawher Ben Mbarek et Ridha Belhaj, comme l’activiste Chaïma Issa placée en liberté provisoire.
Moins connue que la précédente, une deuxième affaire, encore obscure, de complot contre la sûreté de l’État impliquerait Nadia Akacha, ancienne cheffe du cabinet présidentiel. Dans ce dossier, l’ancien maire d’Ezzahra, Mohamed Rayen Hamzaoui, qui clame son innocence, a été incarcéré alors que de nombreux noms figurant sur une liste qui a circulé sur les réseaux sociaux sont en fuite à l’étranger. Dans un dossier à part, le lobbyiste et chef d’entreprise Kamel Eltaief, ancien intime de Ben Ali, est suspecté lui aussi de contacts avec l’étranger.
3. Le mouvement islamiste Ennahdha est-il particulièrement ciblé ?
Certains hauts responsables d’Ennahdha sont poursuivis dans la première affaire de complot contre la sûreté de l’État, mais l’affaire qui menace le plus le mouvement islamiste est celle dite « Instaligo », du nom d’une société qui a installé un réseau d’influence actif dans la propagation de fausses informations et d’informations contre le régime. Elle a déjà conduit à l’incarcération de Sayed Ferjani, dirigeant du mouvement islamiste, et de l’ancien porte-parole du ministère de l’Intérieur, Mohamed Laroui. Poursuivi également dans cette affaire, Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha, a été arrêté pour avoir affirmé que « la Tunisie risquait la guerre civile si on écartait l’islam politique ou la gauche de la vie politique ». Mondher Ounissi, qui assurait son intérim à la tête du parti, a été arrêté pour des enregistrements de conversations téléphoniques qui ont fuité à huit semaines du congrès du parti islamiste.
C’est aussi une déclaration hostile au pouvoir qui a conduit Noureddine Bhiri, ancien ministre de la Justice, en prison. D’autres, dont l’ancien Premier ministre Ali Laarayedh, sont poursuivis pour avoir recruté et envoyé des jeunes vers les zones contrôlées par l’État islamique. Abdelkarim Harouni, président de la Choura, est concerné par une affaire de corruption. Quant aux accusations visant Habib Ellouze, figure des ultras d’Ennahdha, ou encore Mohamed Chniba et Sahbi Attig, on ne les connaît pas encore.
4. Abir Moussi est-elle un cas à part ?
Avoir voulu déposer un document contre décharge auprès des services de la présidence pour entamer un recours contre un décret-loi vaut à la présidente du Parti destourien libre (PDL) d’être incarcérée et accusée « d’attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement, d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien », un crime puni de la peine capitale.
Même en prison, Abir Moussi fait cause à part. Elle refuse de rejoindre les rangs de l’opposition et pense gagner en popularité en s’entêtant à ne pas vouloir frayer avec les islamistes. Abir Moussi entend ravir le haut de l’affiche à tous ses rivaux avec un but avoué : diriger le pays.
5. Kaïs Saied justifie-t-il la vague d’arrestations ?
Bien que juriste, le président ne semble pas faire grand cas de la présomption d’innocence. Ni du devoir de réserve. Il s’est prononcé à plusieurs reprises sur les dossiers et a opéré un amalgame qui contrevient à la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire. Il affirme, avant même que les instructions ne soient closes, la culpabilité des prévenus et sous-entend que ceux qui ne les jugeraient pas coupables seraient eux-mêmes fautifs. Une menace voilée envers le corps de la magistrature alors que le président a déjà révoqué 57 juges en 2022.
Mettre au ban, exiler si cela est possible et empêcher d’agir dans tous les cas est la stratégie développées par le locataire de Carthage, qui s’est employé depuis 2021 à détruire tout un système politique pour le remplacer par un autre, conçu par lui-même. Dans cette approche, il a également mis à l’écart tous les corps intermédiaires et les partis qui le critiquaient ouvertement ou ceux, comme le PDL, dont il n’avait plus usage. Son objectif n’est pas avoué mais il agit comme si rien ni personne ne devait entraver le deuxième mandat qu’il compte briguer en 2024.
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