Burna Boy, Davido, Wizkid… Tous sont passés par le Shrine, qui fait vivre l’héritage de Fela Kuti
Aujourd’hui animé par ses enfants et petits-enfants, le club fondé de son vivant par Fela accueille chaque année mi-octobre un festival où se pressent artistes nigérians et internationaux autour de la famille Kuti.
« C’est la musique de notre pays », confie Moses, 28 ans, sur la route d’Ikeja en ce 9 octobre au sujet de la musique de Fela Kuti. « Ou plutôt celle de nos parents. Mais il a influencé la plupart des stars que nous écoutons aujourd’hui », poursuit le jeune homme avant de nous déposer au Neca Hall, le centre de congrès qui accueille la conférence d’ouverture de la Felabration, festival annuel organisé en hommage au père fondateur de l’afrobeat.
Seun, Femi, Yeni et Kunle
Seun, son fils cadet, détenu quelques jours suite à une altercation avec un policier lors d’un contrôle routier en mai dernier, arrive pendant le débat, attirant cameramen et photographes au milieu d’une assistance de près de 200 personnes. Avec Femi, assis au premier rang, Yeni, leur sœur, créatrice de l’événement, et Kunle, en charge du Kalakuta Museum situé dans la dernière demeure de Fela, les Kuti sont au rendez-vous de cette journée d’ouverture, qui célèbre depuis 1998 son héritage.
À deux pas, sur NERDC Road, on découvre le New Afrika Shrine, troisième version du club mythique dont l’histoire se conjugue avec celle des musiques nigérianes contemporaines : à mi-chemin entre hangar et food court à l’africaine, c’est une halle couverte de tôle ondulée et bordée d’échoppes bariolées (restauration, vêtements, vapoteuses) pouvant accueillir environ un millier de personnes, construite en 2000, trois ans après le décès de Fela par Yeni et Femi grâce au produit de la réédition de l’ensemble de son catalogue par Barclay.
« Un rite de passage »
À quelques heures de l’ouverture du festival, on s’affaire à installer les panneaux publicitaires autour de bars sponsorisés par les distributeurs locaux d’alcool ou de boissons énergisantes qui sponsorisent l’événement. Des stands, terrasses et vendeurs ambulants emplissent les rues alentour dans la circulation chaotique du quartier d’Ikeja. Un sound system niché dans un camion aux couleurs d’une marque de gin et quelques danseurs et danseuses donnent de faux airs de free party africaine aux abords du club en ce milieu d’après-midi. Les concerts débuteront en soirée, avec notamment les artistes nigérians Aralola Olammuyiwa, connue sous le nom d’Ara, chanteuse et reine du ‘talking drum’ (un instrument de percussion), de retour d’une tournée de festivals d’été en Espagne, ou Africa Band et son show inspiré des traditions africaines.
Si la Felabration essaime à travers le monde avec des événements labellisés qui réunissent des artistes de tous horizons autour de la musique de Fela, « pour les jeunes d’ici, le Shrine est un peu un rite de passage » note Obi Aseka, producteur et figure de l’industrie culturelle nigériane, en introduction d’un débat sur le secteur créatif. Les représentants de la jeune génération, groupes et chanteurs, vont se succéder par dizaines sur scène à un rythme effréné jusqu’à dimanche, point d’orgue du festival autour de l’aîné de la famille et maître des lieux, Femi.
« Les stars de la nouvelle génération ont tous débuté ici lors de la Felabration », abonde Yeni Kuti, également co-animatrice d’un show très populaire sur la chaîne TVC, citant Burna Boy, Wizkid ou Davido, idoles actuelles de la jeunesse nigériane. Au fil des années, le Shrine a également vu défiler les artistes africains Lucky Dube, Hugh Masekela, Baaba Maal ou le Gangbé Brass Band, « des fidèles de la Felabration », poursuit-elle. « Le club est ouvert 365 jours par an, 24h sur 24… Ses portes ne ferment jamais. Femi joue tous les jeudis et dimanche, Made et Seun une fois par mois, et des artistes extérieurs y produisent leurs soirées. »
Alors que Fela, né en 1938, aurait fêté ses 85 ans ce 15 octobre, des concerts sont également programmés toute la semaine à Freedom Park, ancienne prison coloniale de Lagos Island, qui accueille notamment les doyens de la musique nigériane Prince Eji Oyewole et Ggoyega Adelaljq, les jeunes pousses de la célèbre école de musique Tenstrings, l’excellent Togo All Stars ou la non moins célèbre formation traditionnelle yoruba Malaika (21 membres). Une brasserie branchée de Victoria Island est également de la partie, avec animations, danse, groupes et DJ, et lance à l’occasion de l’événement une nouvelle bière au nom d’un des hits du « Black President », Shakara.
Le Shrine, troisième version
« Dans les années 1970, Fela jouait tous les week-ends à l’hôtel Empire, dans le quartier de Mushin, à un bloc de la maison de sa mère et où il se rendait à pied, c’était le premier Shrine », se souvient Lemi Ghariokwu, auteur de ses pochettes d’album depuis « Alagbon Close » en 1974 jusqu’à « Just Like That » en 1992, exposées en novembre à Amsterdam. « Le jeudi c’était ladies night, avec entrée gratuite pour les filles, Fela était un grand dragueur. Le vendredi prenait des allures de meeting et débat politique, et le samedi incorporait des éléments de spiritualité africaine. Fela ne se montrait pas avant deux heures du matin, jouait toute la nuit… Le dimanche, il proposait un show plus familial, dès la fin d’après-midi et qui se terminait plus tôt. »
« Après l’incendie de la maison de ma grand-mère, en 1977 lors d’un assaut de l’armée, le président de l’époque avait interdit à quiconque de louer ou vendre quoi que ce soit à notre père », poursuit Kunle, son second fils, qui nous reçoit au Kalakuta Museum. Malgré tout, grâce à un arrangement avec la famille Binitie, Fela ouvre le second Shrine sur un terrain de Pepple Street, où il se produit à un rythme moins soutenu, dès la fin des années 1970. Malgré plusieurs incarcérations jusqu’au mitan des années 1980, ce lieu perdurera près de vingt ans, jusqu’à sa disparition, en 1997.
Trois ans plus tard, ses enfants lancent le New Afrika Shrine, qui nécessitera un an de construction, pour perpétuer son héritage. Dans les années 2000, c’est au tour de Femi de tenir le club à bout de bras, s’y produisant également quatre soirs par semaine. Mais l’heure n’est plus à la confrontation, et le business des Kuti (club, musée, festival) fait maintenant partie du paysage. Ironie du sort, alors que Fela était pourchassé par les autorités, le festival qui lui rend hommage est depuis quelques années sponsorisé par le ministère nigérian du Tourisme.
Ezra Collective, sensation londonienne
Le Shrine et la Felabration aimantent les artistes nigérians comme internationaux, qui se pressent pour venir rendre hommage au « Black President », à leurs frais pour la plupart. « Nous ne pouvons même pas faire jouer tout le monde, mon téléphone explose », déplore Yeni Kuti. Cette année, des représentants du label jamaïcain Mining Gold ont fait le déplacement avec un backing-band et quatre artistes. Tout comme le quintet londonien Ezra Collective, sensation jazz emmenée par trois fils d’immigrés nigérians se produisant à travers le monde, venu fêter son Mercury Prize obtenu en septembre.
« Avec mon frère, nous avons voulu lui rendre hommage à travers ce lieu et perpétuer son héritage, puisque le Shrine ne lui a jamais appartenu de son vivant », note Yeni Kuti dans la loge familiale, alors que Femi suit le show à la télévision, descendant de temps à autre pour un featuring – l’événement est retransmis en direct à travers l’Afrique sur une chaîne spéciale créée pour l’événement sur le réseau DS TV, grâce aux sponsors. Le Shrine (traduire par tombeau, mausolée, lieu de pèlerinage), n’a jamais aussi bien porté son nom.
« Nous employons aujourd’hui environ 70 personnes à l’année, serveurs, sécurité, staff administratif, en plus des musiciens et danseuses, avec des salaires variant de 30 000 à 100 000 nairas mensuels (37 à 123€ environ), en plus des recettes redistribuées tous les jeudis et dimanches et après chaque événement », poursuit la manageuse. Pour la Felabration, ils sont environ 250 à être affectés à la sécurité du Shrine et des ruelles alentour, parés d’uniformes jaunes barrés de la mention Shrine Police, plus de 60 serveurs… Certains des musiciens de Femi vivent même au club. Une vraie communauté, une grande famille, comme au temps de Fela.
Difficile, pour autant, de quantifier une fréquentation annuelle ou un chiffre d’affaires, puisque l’accès est très majoritairement gratuit. « Seuls les Sunday Jump de Femi, les concerts mensuels de Seun et Made et les productions extérieures sont payantes, et les entrées vont aux groupes », précise Yeni Kuti qui botte en touche et rechigne à communiquer un chiffre d’affaires global. « Les boutiques quant à elles nous paient un petit loyer pour pouvoir travailler. Notre principal poste de dépense reste l’énergie, qui augmente constamment », conclut-t-elle, « 400 000 nairas chaque semaine pour le diesel qui alimente les lumières, un million mensuel pour l’électricité »… Soit près de 40 000 euros à l’année.
Made Kuti, le petit dernier
En s’enfonçant dans le quartier d’Ijeka, nous rejoignons rue Gbemisola, la maison qui fut la dernière demeure de Fela et accueille aujourd’hui le Kalakuta Museum, supervisé par Kunle Kuti. La chambre de l’icône, laissée telle quelle (saxophones, tenues), y est offerte au regard des visiteurs par le biais d’une baie vitrée. Son tombeau accueille les visiteurs dans la cour, et sur deux niveaux s’exposent photos historiques et œuvres reçues du monde entier à l’occasion du concours d’art lancé chaque année par la Felabration, dont le premier prix a valu cette année un million de nairas (1 230€) à l’artiste nigérian Emmanuel Eweje (33 ans).
Le troisième étage a été transformé en hébergements de tourisme ou artistiques (cinq chambres), et le toit terrasse accueille un bar. La maison d’enfance de Fela, située à Abeokuta, à environ une heure de route au Nord de Lagos, a également été transformée en musée familial, alors que la maison de Femi abrite aussi un studio. Musicalement, avec Made, son fils, la famille Kuti tient un nouveau joyau caché, à l’aise à la trompette et au saxophone, brillant au piano, dégageant sur scène une énergie positive et généreuse qui perpétuera une dynastie unique dans l’histoire de la musique. Il se marie le 1er novembre à sa fiancée, Inedoye, et on espère son second album pour le premier trimestre 2024. Son groupe arrive toutes voiles dehors, uptempo. Il sourit : « C’est juste l’échauffement. »
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Culture
- Algérie : Lotfi Double Kanon provoque à nouveau les autorités avec son clip « Ammi...
- Stevie Wonder, Idris Elba, Ludacris… Quand les stars retournent à leurs racines af...
- RDC : Fally Ipupa ou Ferre Gola, qui est le vrai roi de la rumba ?
- En RDC, les lampions du festival Amani éteints avant d’être allumés
- Bantous : la quête des origines