Nat Turner, l’homme qui fit trembler la Virginie
Non, les esclaves n’étaient pas des victimes passives !
À l’occasion de l’exposition de Raphaël Barontini au Panthéon, Jeune Afrique vous propose une série historique sur les plus importantes révoltes d’esclaves à travers le monde depuis le IXe siècle.
LES GRANDES RÉVOLTES D’ESCLAVES (7/8) – Il était tard et il faisait nuit noire, ce soir du 21 août 1831, lorsque l’esclave Nat Turner rejoignit ses compagnons dans une forêt du comté de Southampton, en Virginie. On estime qu’il y avait là 70 personnes environ. Des esclaves pour la plupart, venus des très nombreuses plantations disséminées dans les environs, mais aussi quelques Noirs libres.
Nat Turner connaissait certains d’entre eux, notamment les quatre amis proches auxquels il avait confié ses projets et avec qui il avait planifié l’insurrection. D’autres étaient des inconnus ou des visages parfois entraperçus dans les plantations ou à l’église, où Nat prêchait depuis son plus jeune âge avec une éloquence, un charisme et une flamme qui n’avaient échappé à personne. Ceux qui étaient là parce que le discours religieux du chef les avait électrisés l’avaient surnommé le « Prophète ». D’autres, simplement désireux de conquérir leur liberté et de ne plus baisser la tête, préféraient l’appeler « Captain Nat », ou même « General Nat ». Il est vrai qu’avec son épée ornée d’un pommeau à tête d’aigle et sa large carrure, Nat Turner avait de quoi en imposer.
Dans un premier temps, le soulèvement avait été prévu pour le 4 juillet, jour de fête nationale pour la toute jeune république des États-Unis d’Amérique. Mais, ce jour-là, Nat était malade, et la météo n’était guère favorable. Le 21 août au soir, en revanche, toutes les conditions étaient réunies.
On dormit peu, cette nuit-là, dans les bois où les insurgés avaient installé leur camp de base. On parla beaucoup, on pria sans doute aussi. Et on ingurgita une certaine quantité d’alcool.
Des couteaux et des haches
Au petit matin, quand la troupe se mit en marche, le plan était on ne peut plus limpide et se résumait à une formule lancée par le chef : « Tuer tous les Blancs ». Chacun s’était armé comme il le pouvait. On s’était procuré quelques rares fusils et carabines, mais, pour l’essentiel, l’équipement se résumait à des couteaux et des haches. Quelques volontaires avaient réussi à dénicher des chevaux.
Situé presque à équidistance des grands agglomérations de Richmond et de Chesapeake, le comté de Southampton était une région rurale – il l’est encore aujourd’hui – parsemée de petites bourgades et de propriétés de planteurs. Le groupe de Turner se rendit d’une ferme à l’autre, d’une maison à l’autre, libérant les esclaves noirs et tuant les Blancs – hommes, femmes et enfants – à l’exception de ceux qui vivaient dans un tel dénuement que mêmes les captifs noirs n’avaient rien à leur envier.
Et comme pour signifier qu’il n’y aurait pas de retour en arrière, la première cible fut la famille de Joseph Travis, le propriétaire qui avait acheté Turner en 1830. Travis ? « Un maître bienveillant qui me faisait pleinement confiance », précisera plus tard le meneur des insurgés, ajoutant qu’il n’avait « aucune raison de [se] plaindre de sa façon de [le] traiter ». Nat frappa son maître d’un coup d’épée, et son ami Will l’acheva, dit-on, à la hache. Puis le groupe écuma la région, dérobant les armes des esclavagistes attaqués et vidant leurs bouteilles. Deux jours et deux nuits de violence terrible, le groupe se grossissant d’une partie des esclaves libérés. Les insurgés eurent le temps de parcourir une vingtaine de miles et de tuer environ 60 personnes.
D’abord sonnés par la sauvagerie de l’attaque, les propriétaires des plantations et les autorités de l’État eurent tôt fait de réunir plus d’une centaine de miliciens, épaulés par trois compagnies d’artillerie. Le groupe mené par Nat Turner venait d’attaquer la ferme de Rebecca Vaughan, à la sortie de la petite ville de Jerusalem (rebaptisée Courtland en 1888), et de tuer tous ses habitants lorsqu’il fut rejoint par les soldats. La bataille n’en fut pas une, le déséquilibre des forces étant trop criant. La plupart des hommes de Turner furent massacrés sur place, les rares survivants étant exécutés dans les jours qui suivirent après des procès sommaires, tandis que des miliciens accourus toujours plus nombreux – plusieurs milliers, assurent certains historiens – cherchaient à se venger en assassinant tous les Noirs qui avaient le malheur de croiser leur chemin. 100 à 200 personnes supplémentaires furent ainsi massacrées durant les jours qui suivirent, alors qu’elles n’avaient aucun lien avec le groupe de Turner. Quand au « Prophète », il demeurait introuvable. « Captain Nat » avait réussi à échapper à ses ennemis…
Lecteur passionné de la Bible
Voilà, pour l’essentiel, ce que l’on sait de façon à peu près certaine de la « Révolte de Nat Turner », également appelée « Insurrection de Southampton », événement qui reste considéré comme la plus importante révolte d’esclaves ayant eu lieu sur le territoire américain.
Mais, bien sûr, l’histoire ne se résume pas à ces deux journées, en particulier en ce qui concerne son personnage principal. Né le 2 octobre 1800 de parents eux-mêmes esclaves, Nat était la propriété de Samuel Turner, un planteur du compté de Southampton qui lui « donna » son nom de famille, et se fit très tôt remarquer par sa vive intelligence. L’enfant apprit à lire et à écrire tout seul et se passionna très tôt pour la lecture de la Bible et pour la religion, ne tardant pas à devenir prédicateur et à prendre la parole dans plusieurs églises du comté.
On sait aussi, grâce à un avis de recherche lancé après la révolte, qu’il mesurait environ 1,70 mètre pour plus ou moins 70 kg, avait le teint « lumineux », c’est-à-dire clair, « un nez plat et large, de grands yeux, une démarche vive et active, des cheveux très fins, pas de barbe, à l’exception de la lèvre supérieure et du haut du menton, une cicatrice sur l’une de ses tempes et une sur la nuque, une bosse sur l’un des os de son bras droit, près du poignet, causée par un coup ».
On sait bien d’autres choses encore, ou du moins l’on croit savoir. Car il y a un problème : de l’aveu même des historiens, l’unique source consistante sur la vie de Nat Turner est un récit rédigé par un avocat du nom de Thomas Ruffin Gray, qui a pu rencontrer le révolté en prison, l’a longuement interrogé et a publié son histoire dès 1831 sous le titre Les confessions de Nat Turner : le leader de l’insurrection de Southampton, en Virginie.
Éclipse solaire
Gray y décrit un Turner profondément mystique, voire même illuminé, convaincu d’avoir été désigné par Dieu lui-même pour libérer son peuple de la servitude. Dès son plus jeune âge, le garçon aurait ainsi entendu des voix et eu des visions. Très attentif aux phénomènes naturels et météorologiques, il avait tendance, assure Gray, à y lire des signes envoyés par le Très-Haut à son intention. Un « bruit dans les cieux » entendu alors qu’il travaillait aux champs aurait ainsi été interprété comme un message de l’ »Esprit », venu lui dire que « le Serpent avait été relâché et que le Christ imposait ce fardeau pour punir les péchés des hommes ».
En février 1831, écrit toujours Gray, c’est la vision d’un éclipse solaire dans le ciel de Virginie qui aurait convaincu Nat Turner que le temps était venu de se rebeller, car l’éclipse ne pouvait avoir qu’une signification : la main de l’homme noir était venue toucher le soleil…
Retranscription fidèle des propos tenus par un illuminé ? Élucubrations de l’avocat dans le but de décrédibiliser le rebelle noir ? On est d’autant moins enclin à croire sur parole le rédacteur des Confessions de Turner que celui-ci explique très clairement ses intentions dans son livre. Il souhaite, en racontant la vie de l’insurgé, donner « une leçon terrible mais, on l’espère, utile sur la façon dont fonctionne un esprit comme le sien lorsqu’il tente de saisir des choses qui sont hors de sa portée ». Mais également « montrer l’importance de nos lois restrictives à l’égard de cette partie de la population, et encourager toutes les personnes en charge de leur exécution, et tous nos citoyens en général, à s’assurer que ces lois sont appliquées de façon stricte et sévère ».
Bref, près de trente ans après la révolte des esclaves de Saint-Domingue et l’indépendance de Haïti et vingt-trois ans après l’interdiction de la traite transatlantique, alors que le mouvement abolitionniste prend de l’ampleur en Europe et dans certaines métropoles du nord des États-Unis, Gray espère par son livre prouver que dans les États du Sud, du moins, le système esclavagiste est là pour durer, et que les révoltes sont vouées à l’échec. De fait, l’insurrection du groupe de Turner n’eut pas de suite sur le territoire américain. La répression avait été sanglante. « Le but, expliquait Pap Ndiaye, en 2017, à l’occasion de la sortie en salle d’un film consacré à l’histoire de Nat Turner, The Birth of a nation, était de terroriser la population esclave, de lui montrer que toute révolte était vaine. »
Pendu et décapité
Retrouvé après deux mois de fuite, le leader des rebelles connut d’ailleurs un sort particulièrement épouvantable. Immédiatement jugé, il fut reconnu coupable de conspiration et de tentative d’insurrection et condamné à mort. Lorsqu’on lui demanda s’il regrettait ses actes, Nat Turner répondit, selon la légende : « Le Christ n’a-t-il pas été crucifié ? » Il fut pendu dans la ville de Jerusalem, en Virginie, puis son cadavre fut décapité, écorché et écartelé, certaines parties du corps étant ensuite vendues comme souvenirs…
En 2016, le maire d’une ville de l’Indiana a remis à deux descendantes de Turner un crâne supposé être celui de leur célèbre aïeul, afin de permettre que cette partie de son corps au moins soit enterrée dignement. La relique a toutefois été confiée au Smithsonian National Museum pour authentification. Le Smithsonian possède d’ailleurs quelques objets liés à l’histoire de Turner, en particulier la bible qu’il avait sur lui lorsque ses poursuivants l’ont retrouvé. Le musée précise que le livre est incomplet : il a perdu sa couverture ainsi que plusieurs pages au début et à la fin correspondant à la Genèse, à une partie du Lévitique et à une autre du Livre des Révélations. Comme si, décidément, rien ne pouvait jamais être complètement connu dès lors qu’il s’agit de Nat Turner.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Non, les esclaves n’étaient pas des victimes passives !
À l’occasion de l’exposition de Raphaël Barontini au Panthéon, Jeune Afrique vous propose une série historique sur les plus importantes révoltes d’esclaves à travers le monde depuis le IXe siècle.
Les plus lus – Culture
- Algérie : Lotfi Double Kanon provoque à nouveau les autorités avec son clip « Ammi...
- Stevie Wonder, Idris Elba, Ludacris… Quand les stars retournent à leurs racines af...
- RDC : Fally Ipupa ou Ferre Gola, qui est le vrai roi de la rumba ?
- En RDC, les lampions du festival Amani éteints avant d’être allumés
- Bantous : la quête des origines