Gaza, Israël et la pensée complexe
Les intellectuels doivent résister aux pressions visant à étouffer toute évocation du contexte des attaques du 7 octobre. Pour Fouad Laroui, l’horreur ne saurait justifier qu’on s’interdise toute analyse rigoureuse, seule à même de générer des solutions concrètes.
« Le silence des intellectuels » est un pont aux ânes que des sapeurs en chambre nous bricolent fiévreusement à chaque Bérézina. Depuis l’attaque déclenchée par le Hamas contre Israël le 7 octobre dernier, ce sont les intellectuels d’origine ou de culture arabe ou musulmane qui sont particulièrement visés. « Parlez, parlez ! », leur ordonne-t-on, en leur indiquant dans la foulée ce qu’il faut dire.
Quelques-uns sont tombés dans le piège. L’un d’eux s’est aliéné son public en reprenant des éléments de langage concoctés par d’autres et répétés mille fois (barbarie, sauvagerie…) ; un autre sème à tout vent regrets et remords ; un troisième nous invite dans Le Monde daté du mardi 17 octobre, p. 30, à nous prononcer sur le 7 Octobre « sans arguer de la situation intolérable faite par Israël aux habitants de la bande de Gaza, ou de tout ce que l’on peut reprocher à l’extrême droite israélienne […] ». On se frotte les yeux mais c’est bien ce qui est écrit. En somme, on nous demande de nous « prononcer » sur une tragédie en nous interdisant d’en faire l’analyse. On nous prescrit l’autocensure. Un comble !
Horreur insoutenable
Entendons-nous : ce qui s’est passé le 7 Octobre, les meurtres de civils, d’enfants, de femmes, de vieillards, tout cela est d’une horreur insoutenable. Quiconque est doté de deux yeux et d’un cerveau peut le constater et l’exprimer. Et certains pourraient ajouter que les Israéliens ont également commis des atrocités, des crimes de guerre, par exemple le massacre de Cana en avril 1996, sans même remonter jusqu’aux boucheries de Deir Yassine en 1948 et Kafr Kassem en 1956. Tout cela est connu, n’importe qui peut le dire.
Mais le rôle d’un intellectuel n’est pas de dire ce que tout le monde peut dire. Son rôle est d’appréhender un fait, une réalité dans toute sa complexité, dans toutes ses dimensions, y compris celles qui sont occultées, celles qu’on oublie par calcul ou par ignorance. S’il ne le faisait pas, quelle serait sa « plus‑value » par rapport à un habitué du café du Commerce ? En d’autres termes, l’intellectuel ne peut faire l’économie de « la pensée de la complexité » lorsqu’il s’agit d’une question aussi compliquée que le conflit palestino-israélien.
Pour ne prendre qu’un exemple, la droite israélienne a réussi à vendre l’idée selon laquelle tout antisionisme, et en particulier celui des Palestiniens, est un antisémitisme. La pensée de la complexité nous ramène en amont du débat : tout d’abord, que signifie le mot sionisme ? La méthode, ici, consiste à en parcourir les diverses dénotations et références.
Un mot, au moins trois sens
S’il s’agit de trouver une terre sans peuple pour un peuple sans terre, afin que les Juifs, persécutés depuis deux mille ans – surtout en Europe –, puissent vivre en paix et en sécurité, qui pourrait s’opposer à un tel objectif, parfaitement raisonnable, et même souhaitable, du moment qu’il s’agirait d’une terra nullius, vide de surcroît ? En ce sens, tout honnête homme pourrait se dire sioniste.
Mais, comme disait un rabbin visitant la Palestine dans les années 1920 et découvrant partout des villes et des villages peuplés d’Arabes musulmans ou chrétiens, « la fiancée est belle mais elle est promise à un autre ». Pour certains Juifs, le mot sionisme changea alors de sens : il s’agissait désormais de ravir la promise à son fiancé, au besoin par la force. Voir l’Irgoun, voir le groupe Stern – étiquetés « terroristes » à l’époque, ne l’oublions pas.
Le mot a aussi une connotation religieuse. S’il s’agit de revendiquer une terre au prétexte que Dieu l’aurait attribuée à un peuple plutôt qu’un autre, comme une sorte d’Agence urbaine distribuant des lotissements selon son bon plaisir, en quoi cela contraint-il ceux qui ne croient pas en ces fables mettant en scène un Dieu personnel, vindicatif et génocidaire (voyez le sort qu’il promet aux Amalécites – Torah 1 Samuel 15:1‑9).
Un mot, au moins trois sens. Comment parler alors de sionisme et d’antisémitisme en une minute pour le journal de 20 heures ? Et on s’étonne que des intellectuels se taisent…
Indignations sélectives
Bref, l’exemple du mot « sionisme » montre amplement ceci : on nous demande de nous prononcer sur une affaire terriblement embrouillée sans même avoir clarifié les termes du débat. Et ce sont des centaines de mots qui définissent le conflit israélo-palestinien et qu’il faudrait élucider !
On nous rétorquera qu’une telle « pensée de la complexité », l’ambition de tout saisir au lieu de se prononcer en une « petite phrase » dès qu’on nous fourre un micro sous le nez, débouche sur la procrastination, l’inactivité, l’impuissance. Non. C’est le contraire : tout plan conduisant à une paix durable entre Israéliens et Palestiniens ne pourra être basé que sur la pensée complexe puisqu’il devra tenir compte des dimensions religieuse, sociale, géostratégique, politique, historique, anthropologique, etc., du problème. À défaut, on en restera à « rejetons-les à la mer » vs « rejetons-les dans le désert ».
Et c’est pourquoi je préfère la pensée complexe des intellectuels dignes de ce nom – qui savent se taire quand il le faut – aux slogans simplistes et aux indignations sélectives. Parce qu’elle seule peut proposer des solutions concrètes, d’ensemble, aux problèmes les plus ardus.
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