Dans « Goodbye Julia », Mohamed Kordofani brise le tabou du racisme au Soudan

Le réalisateur soudanais revient sur le passé douloureux de son pays, divisé par une longue guerre opposant le Nord et le Sud. Un film qui questionne le racisme tacitement ancré dans ce pays en pleine mutation.

« Goodbye Julia » de Mohamed Kordofani, avec Eiman Yousif (gauche) et Siran Riak (droite), en salle le 8 novembre 2023.

« Goodbye Julia » de Mohamed Kordofani, avec Eiman Yousif (gauche) et Siran Riak (droite), en salle le 8 novembre 2023.

eva sauphie

Publié le 8 novembre 2023 Lecture : 9 minutes.

Ce premier long-métrage signé Mohamed Kordonafi a reçu le Prix de la liberté lors de la 76e édition du Festival de Cannes. Une récompense qui n’a pas manqué d’émouvoir le réalisateur soudanais, unique représentant de son pays sur la Croisette, alors qu’au même moment le Soudan était à nouveau le théâtre d’un conflit armé. Avec Goodbye Julia, le cinéaste se concentre sur les tensions historiques qui ont divisé les populations du Sud, composées d’une importante minorité chrétienne, et celles du Nord, majoritairement arabes et musulmanes, et qui ont conduit le Soudan du Sud à gagner son indépendance en juillet 2011. Il interroge le racisme systémique, dont il a lui-même hérité, à travers l’histoire intime de deux femmes, Julia et Mona, qui vont se lier d’amitié malgré leurs différences et le poids d’un lourd secret.

Jeune Afrique : Dans quelle mesure ce film est-il intimement lié à votre histoire personnelle ?

Ce processus de changement vers des idées progressistes a mis vingt ans à opérer en moi.

Mohamed Kordofaniréalisateur
la suite après cette publicité

Mohamed Kordofani : Tout part de mon intimité. J’ai grandi entouré d’hommes, de mon père, de mes oncles, tous très conservateurs. Je n’avais pas d’autres options que d’embrasser cette culture traditionnelle. Je ne me suis pas questionné. C’était très dogmatique. À Khartoum, d’où je viens, être conservateur, c’est reproduire la culture du patriarcat, qui est elle-même imprégnée de racisme. J’ai hérité de tout cela. Mais j’ai commencé à changer quand je suis parti étudier en Jordanie, quand j’ai voyagé et me suis ouvert à d’autres façons d’appréhender le monde et les autres. J’ai commencé l’écriture du film en 2018, il m’a fallu un peu de temps avant de raconter cette histoire. Ce processus de changement vers des valeurs plus progressistes a mis vingt ans à opérer en moi. Dans cette société, on est obligés de vivre une double vie et de mentir pour exister. Mais à quelles fins ? C’est cela qui a nourri le personnage de Mona.

Les deux personnages féminins, l’une du Soudan du Sud et l’autre du Nord, se lient d’amitié et portent à elles seules le symbole d’une potentielle réconciliation. Une réconciliation pourtant impossible…

Le film ne traite pas de la réconciliation. Le Sud est parti. C’est un autre pays aujourd’hui. Je n’ai aucune intention de plaider pour son retour. Quand le référendum est arrivé, la population du Sud a voté pour la sécession à 99 %. Ce chiffre a eu l’effet d’une bombe pour moi. Je me suis demandé pourquoi la population entière voulait cette séparation, et la raison était devant moi. Ce film porte plus sur la question de la préservation de ce qui reste du Nord, pour qu’il n’y ait pas davantage de ruptures. Le Nord souffre des mêmes choses encore aujourd’hui. Il y a toujours des discriminations faites par les Arabes envers les populations afro-descendantes, il y a toujours un fossé économique énorme entre elles et la classe supérieure arabe. Les deux personnages féminins sont là pour illustrer ce qui aurait pu se passer. Car les femmes sont plus proches de la paix que les hommes. Elles parviennent à se lier et défendre des causes communes, on l’a vu pendant la révolution [soudanaise de 2018-2019 NDLR]. Les hommes s’en remettent toujours à la violence dès qu’il y a un conflit. Et puis ces deux personnages souffrent d’oppressions. L’une d’oppression sociale, d’inégalités et de racisme, et l’autre du patriarcat. Cela avait un sens de parler de ces problématiques à travers différents perspectives.

Comment expliquez-vous ce racisme intériorisé ? Racisme hérité du colonialisme, que vous n’abordez pas dans le film…

la suite après cette publicité

Le problème est tellement plus compliqué dans la réalité que je ne pouvais pas tout raconter dans un seul film. Il faut d’abord remonter à la traite des esclaves, au cours de laquelle les Arabes ont joué un rôle important, ce qui a renforcé leur sentiment de supériorité. Puis le colonialisme a amené les Arabes, déjà plus éduqués, à s’élever encore davantage dans la société. Ils ont ainsi pu obtenir les meilleurs emplois, ce qui a participé au fossé socio-économique entre les descendants d’esclaves et les Arabes. Par ailleurs, ce sont les Britanniques qui ont ségrégué le pays et divisé Nord et Sud. Ils en ont profité pour étendre le christianisme sur ce territoire. Cette ségrégation a eu un impact considérable dans nos sociétés. Quand l’indépendance est arrivée, le gouvernement a voulu conserver ses privilèges, sans représenter les populations du Sud. Ce qui les a d’autant plus précarisées et fragilisées. Tout cela a renforcé l’identité nationaliste du Soudan, celle d’une nation arabe et musulmane. Cette identité contrainte a engendré des guerres et de nombreux conflits. Dans le film, je voulais me concentrer sur le point de vue des populations et non sur celui du gouvernement.

Le choix de la fiction et de l’histoire intime s’est-il imposé comme une évidence ?

la suite après cette publicité

J’ai ressenti une énorme responsabilité à raconter cette histoire. Je suis né au début des années 1980, j’ai été témoin de la mort du docteur John Garang, du référendum, de la transition et de la disparition du Soudan du Sud. J’ai donc ressenti le besoin de documenter tout cela, mais sans en faire un énième documentaire. sans redoubler le travail effectué par les médias. La réalité des populations, comment elles vivent dans leur chair ces fractures et ces divisions, n’était pas racontée. D’après moi, on ne pouvait le faire qu’à travers la fiction.

Julia a un enfant et Mona ne peut pas en avoir. Pourquoi était-ce important pour vous d’aborder la question de la maternité ?

Une femme qui ne peut pas avoir d’enfant dans nos sociétés ne peut ni se faire une place dans son foyer ni le quitter, même si elle n’est pas heureuse. Une femme qui divorce a très peu d’avenir. Le film parle de pressions sociales, en général. Les gens ont peur de la société et veulent entrer dans le moule. La maternité ou l’absence de maternité représentait un autre biais pour illustrer la manière dont notre société fonctionne.

Comment avez-vous choisi les deux actrices ?

Pour incarner Mona, je voulais une chanteuse. Quand j’ai vu cette femme [Eiman Yousif], assise à la terrasse d’un café, elle avait un langage corporel et un peu de mélancolie sur le visage, même quand elle souriait. C’est exactement comme cela que j’imaginais Mona. Pour le personnage de Julia [Siran Riak], ça a été plus difficile. Je cherchais une Soudanaise du Sud capable de parler l’arabe de Khartoum. Ce qui est rare, car la plupart d’entre elles sont partis en 2011. Soit elles sont trop vieilles, soit elles sont jeunes et ne parlent pas la langue. Siran est mannequin, je l’ai vue dans une interview, et cela a été une évidence. Elle avait cette fierté, en partie parce qu’elle est mannequin. Mais il fallait aussi qu’elle puisse se montrer plus fragile.

Le film a reçu le Prix de la liberté au dernier festival de Cannes alors que le Soudan vivait un nouveau conflit armé, et que vous étiez le seul et premier représentant du pays à participer à la cérémonie. Dans quel état d’esprit étiez-vous à ce moment-là ?

J’ai vu en la transition une opportunité de réconciliation entre les peuples.

Mohamed Kordofaniréalisateur

C’était très fatigant émotionnellement. Toutes les étapes qui ont constitué la vie du film sont liées aux évènements politiques soudanais. J’ai commencé à écrire une esquisse juste avant la révolution. Puis pendant la révolution, l’idée du film a jailli. J’avais besoin de le faire précisément à ce moment-là, car j’ai vu en la transition une  opportunité de réconciliation entre les peuples. La révolution a été un succès, on a chassé la dictature. Mais au moment de la préparation du film, le coup d’État est survenu. Et je me suis demandé s’il fallait cesser de faire le film ou non. Heureusement, au lendemain du coup d’État, j’ai vu les gens descendre dans les rues par milliers, plaider encore et encore pour la paix, la justice et l’égalité, et cela m’a donné le courage de poursuivre la création de mon film.

On a tourné durant un moment très particulier pour le pays. Les routes étaient bloquées, il n’y avait ni électricité ni Internet. Mais on a fini le tournage, puis est venu le moment de montrer le film au Festival et c’est là que la guerre a éclaté. Encore une fois, j’étais démuni. Dans quelle mesure présenter ce film, fouler un tapis rouge dans un costume alors que des gens meurent ? Je me suis beaucoup interrogé et j’ai été envahi par un spectre émotionnel tel qu’il m’a été impossible de savoir quoi faire. Mais je me suis senti chanceux de pouvoir montrer ce film. D’un point de vue personnel, je voulais aussi laisser une trace de mon histoire à ma fille.

Vous êtes très peu de cinéastes soudanais. Vous avez vous-même marqué l’histoire en devenant le premier réalisateur soudanais à intégrer la compétition cannoise.

Oui, car il n’y a pas de cinéma au Soudan, et ce depuis longtemps déjà, bien avant que la guerre n’éclate. Les gens se sont toujours tournés vers le cinéma égyptien.

Pourquoi le cinéma égyptien a-t-il tant façonné les imaginaires des Soudanais ?

La révolution, conduite par les artistes, a permis de réévaluer la place de l’art au Soudan.

Mohamed Kordofaniréalisateur

C’est un pays voisin. Et c’est un pays voisin arabe. On s’identifie comme étant Arabes, et non comme étant Africains. Donc, les Soudanais se sentent proches des Égyptiens. En outre, on a grandi en regardant énormément de productions égyptiennes. Voir des films soudanais projetés en Égypte signifie beaucoup pour les Soudanais, cela veut dire que ces films sont pertinents. Que l’on existe aussi. Car si nous connaissons énormément de choses sur eux, eux ne nous connaissent que tèrs peu. Ce n’est pas de leur faute. Nous n’avons rien pour refléter qui nous sommes. Le Festival du film d’El Gouna, en Égypte, a été la première compétition internationale à me soutenir. On a gagné cinq récompenses rien qu’avec le script du film. Ça a vraiment permis d’accélérer le financement.

Les pionniers du cinéma soudanais du Sudanese Film Group, qui sont eux-mêmes partis étudier le cinéma en Égypte dans les années 1970 ont-ils nourri votre propre trajectoire de cinéaste ?

L’histoire du cinéma soudanais se résume en tout et pour tout à sept cinéastes. Tous ont essayé de faire bouger les lignes. Et sont parvenut à montrer leurs films à Venise, à la Biennale de Berlin. Comme ce fut le cas avec Talking about the Trees (2019) de Suhaib Gasmelbari, qui raconte justement l’histoire de ces pionniers du Sudanese Film Group. Quelque chose se passe : sous nos yeux une nouvelle vague apparaît.

Le film a été produit par le Soudanais Amjad Abu Alala. Était-ce important pour vous de vous appuyer sur une équipe locale, malgré l’absence d’industrie ?

Nous sommes heureux d’avoir ouvert une porte à la coproduction. J’ai lancé une petite maison de production au Soudan, Klozium Studios. Quand on a débuté, on était deux cofondateurs et un autre employé. Aujourd’hui, il y a environ trente personnes impliquées dans le projet. Collaborer avec la compagnie d’Amjad, Station Films, était la seule façon pour le film d’exister à l’international. On a tourné quarante jours d’affilée dans des conditions particulières, mais, grâce à son expérience – car il connaît les lieux, les bonnes personnes, etc. –, on a pu mener à le projet à bien.

Avez-vous rencontré des difficultés de tournage, notamment vis-à-vis des autorités ?

Non, car elles avaient d’autres priorités à ce moment-là. Elles nous ont autorisés à filmer dans la station de police, dans la rue. Elles ont été très coopératives, en partie parce que la révolution a permis de réévaluer la place de l’art au Soudan. La révolution a été conduite par des artistes. Il y a depuis plus de respect pour eux. Par ailleurs, j’ai réalisé un film de commande pour l’ancien Premier ministre soudanais Abdallah Hamdock [qui avait pour but de promouvoir le potentiel du pays auprès des investisseurs], et ça a beaucoup aidé dans le bon déroulé du tournage.

La musique tient une place importante dans le film…

C’est grâce à elle que l’on peut embrasser notre culture et non se diviser. Je voulais célébrer nos traditions et notre culture, sa beauté. J’ai aussi intégré des éléments de la culture sud-soudanaise, qui sont très différents des nôtres, afin de montrer que les deux versants peuvent se marier. La musique était le moyen pour moi de parler de la coexistence.

Goodbye Julia de Mohamed Kordofani avec Eiman Yousif et Siran Riak.

Sortie le 8 novembre.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Contenus partenaires