Bois-Caïman, des cérémonies nocturnes vaudou au grand soir de l’indépendance haïtienne
Non, les esclaves n’étaient pas des victimes passives !
À l’occasion de l’exposition de Raphaël Barontini au Panthéon, Jeune Afrique vous propose une série historique sur les plus importantes révoltes d’esclaves à travers le monde depuis le IXe siècle.
LES GRANDES RÉVOLTES D’ESCLAVES (6/8) – Mythe ou réalité ? Les événements qui se sont déroulés dans le nord d’Haïti dans la nuit du 13 au 14 août 1791 continuent de diviser, aujourd’hui encore, les historiens. Qu’importe les détails, pour les Haïtiens, la date correspond à l’acte fondateur de la guerre d’indépendance qui libérera leur terre du joug français quelques années plus tard, en 1803. Elle annonce surtout un mouvement de fond qui, au-delà de balayer la structure sociétale de l’ancienne Saint-Domingue, débouche sur la signature du célèbre décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794) par les députés de la Convention nationale, qui abolit l’esclavage dans l’ensemble des colonies françaises.
Que s’est-il passé en cette fameuse soirée d’août 1791 ? Sans doute comme chaque nuit, les planteurs de la région ont regagné leur lit la peur au ventre. Peur du poison qu’on versera dans leur soupe, peur du feu qui ravagera leur champ de cannes, peur du nègre qui n’obéit qu’au fouet, peur du « marron » qui, du haut de son morne, ne rêve que d’envahir la plaine fertile en contrebas et de mettre fin au système raciste qui régit depuis bientôt trois siècles les rapports entre Blancs, mulâtres et Noirs sur l’île. Mais, cette nuit-là, les pires craintes des maîtres et de leurs contremaîtres étaient bien justifiées. La légende orale évoque deux cents Noirs, hommes et femmes, déjà créoles ou encore bossales, esclaves en fuite et affranchis, tous réunis au lieu-dit du Bwa Kayiman, situé aux confins des domaines Choiseul et Lenormand de Mézy, à Morne-Rouge. Ils peuvent deviner au loin les lueurs de Cap-Français (aujourd’hui Cap-Haïtien), principale ville de la colonie, devant la nouvelle capitale, Port-au-Prince.
Dutty Boukman, prêtre vaudou
Dans cette sombre clairière démarre à la nuit tombée une étrange cérémonie, où se mêlent les échos d’une modernité soufflée depuis deux ans par la Révolution française et les rites ancestraux du vaudou hérité d’Afrique. Dans la lueur des torches, un homme se tient devant la foule exaltée par ses paroles enflammées : c’est Dutty Boukman, esclave à la plantation Turpin, mais surtout houngan, grand prêtre vaudou. Capturé en Sénégambie, il a été vendu en Jamaïque avant de débarquer dans les grandes plaines agricoles du nord de Saint-Domingue.
Sa magie et sa haute taille lui assurent vite une aura auprès des esclaves des plantations de la région la plus dense de la colonie. Sa force physique et son habileté lui permettent d’occuper des postes de confiance et de responsabilité auprès de son maître. Il n’est d’ailleurs pas le seul « nègre à talents » présent dans l’assistance. Participent aussi des cochers, artisans, contremaîtres dont les compétences – monter à cheval, parler, lire et écrire le français – permettent ces derniers mois de nouer des liens entre les esclaves des grands domaines des environs. Comme les autres, ils boivent les paroles du houngan qui leur parle de liberté, d’égalité, des droits pour tous, de châtiments et de vengeance aussi. « Écoutez la voix de la liberté qui chante dans vos cœurs ! » hurle-t-il au rythme saccadé des tambours.
Toussaint Bréda et le serment du Bois-Caïman
Certains témoignages assurent qu’alors le tonnerre a grondé et les éclairs ont zébré le ciel, qui s’est ouvert pour laisser tomber des rideaux de pluie d’où est apparue une prêtresse mambo, connue sous le nom de Cécile Fatiman, fille d’une esclave africaine et d’un prétendu prince corse. Vêtue d’une longue toge blanche et portant à deux mains un large couteau au-dessus de sa tête, son corps était comme habité, son regard possédé.On lui présenta un cochon noir recouvert de fétiches et d’offrandes qu’elle égorgea d’un seul coup de lame. Les éléments se calmèrent, et commença alors la distribution du sang chaud et gluant censé rendre les conjurés invincibles. Plusieurs d’entre eux arrachèrent les quelques poils qui allaient les rendre invulnérables. Tous, en trempant leurs lèvres dans les calebasses en bois, s’engagèrent surtout à suivre Dutty Boukman pour libérer la colonie de Saint-Domingue et briser les fers de ses esclaves.
Cette nuit-là, tous les futurs grands chefs de la révolution haïtienne en marche sont présents. Déjà en marronnage depuis de longs mois, Jean-François Papillon, Georges Biassou et son second, le jeune Toussaint (pas encore Louverture) Bréda, Jeannot Bullet ou encore Jean-Jacques Dessalines, futur premier chef de l’État haïtien, passent ce que tout le pays appelle aujourd’hui « le serment du Bois-Caïman », soutenant, « jusqu’à la mort », l’insurrection générale désormais proclamée, qui mettra la région à feu et à sang une semaine plus tard, avant de gagner ensuite le reste du pays.
Les événements qui se sont succédé durant la nuit au Bois-Caïman ont nourri au fil du temps de nombreuses interprétations chez les historiens. Pour certains, peu sensibles au culte vaudou, la réunion n’a été que politique. Les révoltés se sont retrouvés pour mettre au point la stratégie insurrectionnelle qu’ils entendaient appliquer pour libérer Saint-Domingue. À l’inverse, d’autres auteurs ont amplifié les aspects religieux et spirituels : d’abord pour montrer le pouvoir unificateur du vaudou chez les esclaves, qui aurait grandement contribué à la réussite du soulèvement et, au-delà, à la création d’une nation haïtienne ; ensuite pour rappeler à quel point ces rites inconnus terrorisaient les Européens.
Code noir et sang humain
Dans certains récits, le sang de porc est remplacé par du sang humain. Un esclave de l’assistance, Jean-Baptiste Vixamar Legrand, possédé par l’esprit de Damballah, aurait arraché le couteau des mains de Cécile Fatiman, pour s’ouvrir les bras et offrir son sang à boire à ses congénères « afin d’avoir le courage de vivre libre ou de mourir ». Le sacrifice d’un seul pour le salut de tous les autres, à commencer par les 500 000 esclaves – près de 85 % de la population – dont l’existence est alors toujours réglementée par le Code noir établi en 1685 par Louis XIV.
Ce n’est pas la première fois que l’incendie menace ainsi de dévaster la colonie la plus prospère du premier empire colonial français. Le Nord, jusqu’à la frontière avec la partie espagnole de l’île, se souvient de la tentative avortée de François Mackandal, ce marron brulé vif en 1758 après avoir menacé d’empoisonner tous les Blancs. Depuis deux ans, c’est tout Saint-Domingue qui est en ébullition. Déstabilisée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la vieille société coloniale est traversée par des idées révolutionnaires qui la divisent. Dès le mois d’octobre 1790, la bourgeoisie mulâtre, affranchie depuis plusieurs décennies et qui a prospéré dans l’artisanat ou le commerce, revendique l’égalité civique. Estimés à 40 000 dans la colonie, les « libres de couleur » n’ont toujours pas le droit de se faire appeler « monsieur » et de porter l’épée. Alors, quand les planteurs locaux refusent de les faire entrer dans l’assemblée coloniale comme le leur ordonne pourtant les députés de Paris, les mulâtres se rebellent et arment leurs esclaves.
L’un de ces mulâtres, Vincent Ogé, revient des Etats-Unis et débarque à Cap-Français avec des munitions. Assez pour équiper 300 hommes. Ils culbutent une première fois les troupes loyalistes dans la plaine, avant de se faire repousser quelques jours plus tard par le régiment de Cap-Français, sous les ordres du colonel Cambefort, de l’autre côté de la frontière. Livrés par les Espagnols, Ogé et les derniers survivants seront suppliciés en février 1791 sur la place publique de la ville jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Dans la nuit du 22 au 23 août suivant, c’est tout l’arrière-pays de Cap-Français qui s’embrase. Les esclaves des cinq plus grandes plantations de la région ressortent des granges et des remises les armes qu’on leur avait distribuées quelques mois plus tôt. Par milliers, au cri vengeur de « Bout à blancs », ils vont semer la mort et la terreur au son des lambis et des tambours. Vite rejoints par les marrons et les affranchis, « ils incendient tout et égorgent tous les Blancs qu’ils rencontrent », s’alarment les officiels français de Saint-Domingue, dans un courrier qu’ils envoient à la métropole. En moins de dix jours, un millier de colons européens sont assassinés, des centaines de plantations sont en flamme, des milliers de caféteries et de sucreries sont détruites. Parti du Nord, le mouvement gagne l’Ouest puis le Sud, les planteurs abandonnant l’intérieur du pays pour se réfugier dans les villes côtières sous la protection de l’armée. Chaque nuit, pendant trois semaines, les élites coloniales peuvent voir partir en fumée leurs biens et leurs domaines, du haut des remparts de Cap-Français.
Retour des chefs rebelles
Seule satisfaction pour ces derniers, Dutty Boukman a été arrêté dès les premiers jours de la révolte, et sa tête est fichée sur un pieu pour bien montrer aux insurgés qu’ils ne sont pas invulnérables. Ces derniers, organisés en bandes de plusieurs milliers d’hommes équipés de piques et de gourdins écument le pays, hésitent entre marronnage et lutte armée. Après quelques mois, l’insurrection piétine devant les villes, la famine menace les campagnes, et la rumeur court de l’arrivée prochaine de renforts français. Jean-François Papillon, autoproclamé général et qui a succédé à Boukman, soutenu par ses « lieutenants » George Biassou et Toussaint Bréda, envoie en décembre 1791 une lettre à l’Assemblée coloniale pour entamer les négociations. Les revendications sont bien timides. Les chefs de la rébellion demandent l’interdiction du fouet et du cachot, l’affranchissement pour 400 d’entre eux et une amnistie pour tous les esclaves insurgés, qu’ils s’engagent à remettre au travail. Un tribut jugé trop lourd à payer pour les planteurs qui somment les insurgés de capituler sans condition.
Cette intransigeance va provoquer en retour, celle des chefs rebelles, qui vont poursuivre une guerre d’escarmouche dont personne ne peut sortir vainqueur. Ils en profitent pour administrer les zones montagneuses de l’Est et tisser des liens commerciaux et militaires avec la colonie espagnole voisine. En juillet 1792, Biassou, Bréda et les autres annoncent dans une déclaration écrite lutter désormais « pour la liberté générale » et l’abolition de l’esclavage. Ils s’attirent les sympathies de quelques prêtres catholiques prêts à engager une médiation avec les autorités coloniales. Ivres de colère et désireuses avant tout de représailles, ces dernières envoient à partir du mois de novembre le général Laveaux mener des opérations de contre-insurrection contre les « brigands ». La proclamation de la république à Paris et l’arrivée d’un corps expéditionnaire de 6 000 hommes quelques mois plus tôt poussent les principaux meneurs de la révolte à partir avec armes et bagages rejoindre la partie espagnole de Saint-Domingue. À partir de janvier 1793, près de 4 000 insurgés vivent de l’autre côté de la frontière et sont même soldés par l’Espagne, entrée en guerre avec l’Angleterre contre la France dès février, à la suite de l’exécution de Louis XVI sur la place de la Révolution (actuelle place de la Concorde). Papillon et Biassou deviennent généraux, Bréda adopte le surnom de Louverture et obtient le grade de lieutenant-général.
Vue de Paris, la situation à Saint-Domingue est encore pire qu’en Vendée. Surtout qu’à l’insurrection a succédé la guerre civile depuis que les planteurs royalistes se sont emparés, en avril, de Port-au-Prince avec l’aide du régiment d’Artois et sont prêts à livrer la ville aux Anglais si ces derniers s’engagent à maintenir l’esclavage. Devant la république en danger, les deux commissaires civils de la lointaine colonie, Léger-Félicité Sonthonax et Etienne Polverel, proclament l’affranchissement général des esclaves le 29 août 1793, avec l’espoir de rallier les populations noires à la république. « Tous les nègres et sang-mêlés, actuellement dans l’esclavage, sont déclarés libres pour jouir de tous les droits attachés à la qualité de citoyen français », dit l’acte officiel d’affranchissement, qui n’arrive en métropole que six mois plus tard. Quelques semaines seulement avant que la Convention ne généralise l’abolition de l’esclavage à l’ensemble du territoire, le 6 février 1794.
Guerre totale
À partir de cette date, la guerre est totale contre l’aristocratie sucrière de la colonie, alliée aux Espagnols et aux Anglais. En mai, les principaux chefs militaires insurgés rejoignent le camp républicain et une armée de 40 000 hommes est levée, dirigée par Laveaux. André Rigaud, Louis-Jacques Beauvais, Alexandre Pétion, officiers créoles et mulâtres, remportent de nombreuses victoires, Louverture s’illustre contre ses anciens amis espagnols auxquels sont restés fidèles Biassou et Papillon. Ces derniers s’éteindront dans un exil doré en Floride espagnole, pendant que la république saura récompenser les siens. Tous vont prendre du galon. Toussaint Louverture est même nommé général de brigade par décret du 23 juillet 1795, et devient ainsi le premier général noir de l’armée française. Il est promu général de division le 3 mai 1797 par Sonthonax, qui le confirme dans ses fonctions de chef militaire de la colonie, le deuxième personnage le plus important de Saint-Domingue. C’est encore lui qui signe avec le général Maitland le traité de paix qui oblige les Anglais à évacuer l’île en 1798. « Le premier acte de l’indépendance d’Haïti », écrira plus tard Aimé Césaire.
La suite ne se passera pas comme Toussaint Louverture l’avait prévu. Sa décision, en mars 1801, d’envahir la partie espagnole de l’île et de promulguer une Constitution qui fait de Saint-Domingue une colonie autonome dont il est le gouverneur à vie, n’est pas du goût du Premier Consul Bonaparte, qui décide d’envoyer son beau-frère, le général Leclerc, secondé par Pétion, également général, reprendre le contrôle de la situation. Leurs 25 000 hommes débarquent en janvier à Port-au-Prince ; cinq mois plus tard, le général Louverture est arrêté et dépouillé de son uniforme. L’esclavage est rétabli le 20 mai 1802. Celui qui agaçait le futur Napoléon Ier en commençant ses courriers par la formule « du premier des Noirs au premier des Blancs » est embarqué pour Brest avant de rejoindre le cœur du Jura et le sinistre fort de Joux, où il mourra, transi, le 7 avril 1803. C’est son ancien esclave Jean-Jacques Dessalines qui, en se réconciliant avec Pétion, va bousculer les troupes françaises. Coupées de la métropole et décimées par la fièvre jaune, elles n’ont d’autre choix que de capituler, en novembre 1803. Dix jours plus tard, l’indépendance de Saint-Domingue est proclamée et officiellement confirmée par Jean-Jacques Dessalines, père fondateur d’Haïti, le 1er janvier 1804.
« Et, pour la première fois, la négritude s’est mise debout », dira encore Césaire. Des nuits de révolte d’août 1791 naît donc la première république noire de l’humanité. Depuis 1998, l’Unesco a fait du 23 août la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition. Le monde entier commémore donc cette date essentielle dans la lutte contre l’esclavage, sauf la France, qui, a choisi le 10 mai, en mémoire de l’adoption, en 2001 à cette date, de la loi reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité, dite loi Taubira.
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