Algérie : Djamel Bensmail, autopsie d’un crime barbare

Accusé à tort d’avoir allumé des incendies en Kabylie, Djamel Bensmail a été lynché et brûlé par la foule. En appel, la justice a prononcé 38 condamnations à mort contre les assassins. Que s’est-il vraiment passé le 11 août 2021 à Larba Nath Irathen ?

Djamel Bensmail © DR

Djamel Bensmail © DR

FARID-ALILAT_2024

Publié le 24 octobre 2023 Lecture : 9 minutes.

Poignardé, lynché, brûlé, décapité. C’est un crime barbare qui a choqué au-delà des frontières de l’Algérie. Un crime barbare qui a révolté les Algériens, lesquels ont pourtant vu et vécu mille et une barbaries durant la décennie noire des années 1990. A l’époque, les crimes et les massacres des terroristes des groupes islamiques ou les exactions des forces de sécurité n’étaient documentés que par les journalistes. Celui-ci va se dérouler presque en direct sur les réseaux sociaux. Et les vidéos enregistrées et diffusées ce jour-là serviront plus tard à confondre et à arrêter les assassins et les auteurs d’actes de lynchage et de torture.

Le mercredi 11 août 2021, Djamel Bensmail, artiste et peintre âgé de 38 ans, est dans la ville de Larba Nath Irathen, en Kabylie, pour porter secours aux populations qui luttent contre les incendies qui ont fait en l’espace de deux jours 65 morts et des dizaines de blessés dans plusieurs villages de cette région montagneuse. Pris à partie par des jeunes qui l’accusent d’avoir délibérément allumé des incendies, Djamel sera supplicié dans l’enceinte du commissariat de police de cette ville avant d’être brûlé et décapité sur une place publique.

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Le procès en première instance, qui s’est tenu en novembre 2021 et a abouti à la condamnation à la peine capitale de 49 prévenus, a levé un coin de voile sur les circonstances de cet homicide. Le procès en appel organisé en octobre 2023 a apporté d’autres détails, qui permettent aujourd’hui de reconstituer le déroulé de ce crime. Les aveux circonstanciés de certains condamnés, les vidéos filmées le jour du crime, ainsi que les informations et éclairages fournis par les procureurs et les avocats de la partie civile complètent le récit, bien qu’il subsistera toujours des zones d’ombre.

Après une semaine d’audience au tribunal de Dar El Beïda, dans la banlieue est d’Alger, celui-ci a prononcé 38 condamnations à la peine capitale, notamment pour homicide volontaire avec préméditation, torture et incitation à la torture. Le tribunal a également condamné 6 prévenus à vingt ans de prison et prononcé 26 acquittements. À moins d’un retournement inattendu de la part des juges de la Cour suprême, ces peines devraient être confirmées dans les prochains mois, excluant ainsi la possibilité d’un nouveau procès qui pourrait éclaircir lesdites zones d’ombres.

À la chasse aux pyromanes

Le 11 août 2021, Djamel Bensmail est donc à Larba Nath Irathen, qu’il a ralliée la veille de sa ville de Miliana (à trois heures de route de Tizi Ouzou) pour prendre part, comme de nombreux bénévoles venus des quatre coins d’Algérie, aux opérations d’extinction des feux qui dévorent les villages de Kabylie. À une chaîne locale qui l’interroge sur sa présence, Djamel explique vouloir être aux côtés de « ses frères kabyles, qui donnent des leçons de solidarité, de courage et de force ».

Depuis deux jours, presque aucune localité n’est alors épargnée par ces feux, qui ne laisse aucun répit aux populations locales. Tant et si bien que certains finissent par croire qu’ils sont d’origine criminelle. Dans un climat de fournaise, de deuil, de colère, de stress extrême, de paranoïa et de suspicion, les esprits s’échauffent d’autant plus vite que d’aucuns cherchent des coupables à ces incendies devenus incontrôlables. À Larba, ce mercredi après-midi, un groupe de jeunes repère une Clio blanche immatriculée à Boumerdes, à 60 kilomètres de Tizi Ouzou, dans laquelle se trouvent Lyes Fekkar et Fouad Mezrara. Ce sont des étrangers à la région, crie-t-on. Des suspects forcément, des pyromanes assurément.

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La Clio est alors encerclée par des assaillants qui entendent en extirper ses deux occupants, dont Dieu seul sait le sort qui leur serait réservé s’ils venaient à tomber entre leurs mains. L’un des passagers est exfiltré par un policier pour le mettre à l’abri d’une bastonnade, voire pire. Le deuxième, coincé encore dans la Clio, sera sauvé par un autre policier lui évitant un lynchage certain. Si les deux passagers sont mis à l’abri au commissariat de la ville, leur Clio en revanche est mise à sac, désossée et saccagée. Parmi ces justiciers en jeans et bermuda se trouvent deux personnages qui seront directement impliqués dans la mort de Djamel Bensmail.

Le premier est Chaabane Mostefai, un quadragénaire grassouillet portant T-shirt blanc et bavette sur le visage. Le second est Aghiles Zetri, plutôt beau gosse et vêtu d’un T-shirt noir avec le sigle « AX ». Chaabane Mostefai, qui a déjà subtilisé le téléphone d’un de deux passagers de la Clio, monte sur le toit de celle-ci pour haranguer la foule. À ses côtés se trouve Aghiles, qui participe activement lui aussi à cette curée.

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Fourgon de police cerné

Djamel Bensmail se trouve sur les lieux même et filme la scène de l’attaque contre la Clio à l’aide de son téléphone portable. Aghiles et Chaabane l’ont-ils repéré en train de filmer la mise à sac de la Clio ? Ont-ils peur que la vidéo prise par Djamel puisse éventuellement servir de pièce à conviction dans le cas où les deux passagers porterait plainte ? Toujours est-il que Djamel Bensmail est vite désigné comme un des passagers de ce véhicule, comme son propriétaire et, pire encore, comme l’un de ceux qui ont allumé les feux à Larba et dans ses environs. Venu porter secours et assistance, il passe de suspect à coupable sans aucune forme de procès. Pour échapper à la vindicte populaire, il trouve refuge auprès de la police, qui le conduira vers le commissariat. Délivré et sauvé ? Son calvaire ne fait en réalité que commencer.

Très vite, des jeunes se pressent derrière le fourgon de police. Le bouche-à-oreille rameute d’autres passants. À l’approche du commissariat, la foule grossit, et les esprits s’excitent aux cris de « Pouvoir assassin » et « Oulach smah oulach » (« Pas de pardon »). Casque vissé sur la tête, un homme mime le geste de trancher la gorge de Djamel Bensmail en s’adressant à lui à travers la vitre du fourgon. On tient enfin un coupable. Pas question de laisser la police accomplir son travail et de permettre à la justice de faire le sien. Comme au temps du Far West, la foule veut que justice soit rendue sur-le-champ. Comme au temps de l’Inquisition, le coupable brûlera sur le bûcher d’une place publique.

À l’intérieur du commissariat, ils sont maintenant des dizaines d’individus à cerner le fourgon à l’intérieur duquel Djamel Bensmail est encore sous bonne garde. Certains tapent sur les portières arrière avec divers objets pour tenter de la défoncer, d’autres sont juchés sur le toit. Les plus excités, les plus déterminés multiplient les assauts pour faire sortir le pauvre homme. La pression sur les policiers est telle qu’ils finissent par céder aux assaillants en quittant les lieux. Djamel Bensmail, torse nu et pantacourt noir, est maintenant livré à cette foule. Les uns et les autres filment avec leurs smartphones et diffusent la scène, qui passe en direct sur plusieurs comptes Facebook.

Chaabane Mostefaï, celui-là même qui a mené le saccage de la Clio, se fraie un chemin dans cette foule dense et force l’entrée du fourgon cellulaire, où Djamel se défend devant ceux qui l’accusent d’avoir allumé les incendies de forêt. On l’asperge d’essence, on le conspue, on l’abreuve d’insultes visant sa mère. Chaabane se présente devant lui, lui arrache les clés qui pendent au pantacourt, s’empare de son portable et de sa carte d’identité avant de descendre du véhicule. Il tient enfin entre les mains la preuve que Djamel Bensmail est venu en Kabylie pour y mettre le feu.

« Il faut qu’il soit brûlé »

De plus en plus déchainé, Chaabane brandit la carte de Djamel en indiquant qu’il est originaire de Aïn Defla, distante de plus de 360 kilomètres de Larba Nath Irathen. Djamel Bensmail est un étranger à la ville, à la région. Que vient-il faire ici, sinon la brûler ? La foule s’agglutine autour de Chaabane. Un conciliabule se tient dans l’enceinte même du commissariat, à cinq mètres du fourgon. Un tribunal populaire s’improvise pour juger Djamel. On hurle, on vocifère. Une voix s’élève pour annoncer la sentence : « Il faut qu’il soit brûlé. Il a brûlé des maisons. Il a brûlé des familles, des villages. Il a brûlé la Kabylie. Il faut qu’il soit brûlé. Voilà la décision finale. »

La foule a rendu son verdict : Djamel Bensmail sera immolé par le feu. L’excitation est maintenant à son comble. La foule est en transe, hystérique, assoiffée de vengeance, avide de meurtre. Un groupe d’assaillants tente de pénétrer dans le fourgon où Djamel est désormais gardé par un ou deux civils. Le pauvre homme a déjà le visage en sang en raison des multiples coups qu’il a reçus.

Le verdict prononcé, Aghiles Zetri va entrer en scène. Aghiles fait partie de ceux qui avaient saccagé la Clio une heure auparavant. Sa présence sur les lieux du saccage a été filmée par le portable de Djamel Bensmail que Chaabane Mostefaï a subtilisé avec les clés et la carte d’identité. Aghiles s’enferme seul avec Djamel dans le cagibi cellulaire. « Pourquoi tu as fait ça ? » lui demande-t-il. « Je n’ai rien fait. Je n’ai rien fait », répond Djamel. Aghiles n’est pas venu pour entendre les explications du pauvre supplicié, pour connaitre sa vérité ou pour le défendre contre cette hystérie collective. Il est venu avec un couteau. Aghiles poignarde alors une première fois Djamel au flanc droit. Puis une deuxième fois au même endroit. Il sort du fourgon et disparaît dans la nature. D’autres prennent le relais.

Le corps de Djamel, encore vivant mais inconscient, est violemment extrait du fourgon et jeté par terre. Une fureur vengeresse saisit la foule. Coups de pied sur la tête, dans le dos, au ventre, dans les jambes, plusieurs personnes s’acharnent sur le corps désarticulé de la victime au milieu de la clameur et des hurlements. Le corps est tourné et retourné sur l’asphalte du commissariat comme une bête qu’on vient d’abattre dans une partie de chasse. Deux coups de couteau ne suffisent pas. Le lynchage ne suffit pas non plus. Le jury populaire qui s’est improvisé justicier a décidé que Djamel Bensmail sera immolé par le feu, comme ces 65 victimes qui ont péri dans les incendies qui consument la Kabylie depuis deux jours.

Deux personnes saisissent chacune Djamel Bensmail par un pied et traînent son corps sur quelque 200 mètres vers la place Abane-Ramdane, dirigeant de la révolution assassiné par ses compagnons d’armes en décembre 1957. C’est sur cette place qui porte le nom d’un héros de la guerre d’indépendance que Djamel sera sacrifié. On jette de l’essence sur le corps sans vie de la victime pour allumer un brasier. Ahmed Guers, employé dans un restaurant dans le sud de l’Algérie, met deux cartons pour attiser le feu.

Des selfies avec le cadavre

Tayeb Koriche, dit Tiareti, jette des branchages tandis que la foule disposée en cercle filme et diffuse le spectacle en direct sur les réseaux sociaux. Nabila Merouane, infirmière à Hadjout, est présente sur les lieux avec l’une de ses amies. Nabila sort un cutter qu’elle tend à Idir Ouardi en lui criant : « Coupe-lui la tête, dépèce-le ! » Elle s’adresse ensuite directement à la victime, tout en lui donnant des coups de pieds : « Tu meurs comme un chien ! »

Fortement ennivré, Idir s’acharne sur la dépouille. Il va en faire des brochettes, dit-il. Il l’égorge avec le cutter. Et quand la lame de celui-ci se casse, il achève le travail avec un bistouri.  La tête de la victime résiste ? Idir donne des coups pour la détacher du corps qui se consume encore. Quelqu’un s’approche pour remettre de l’essence sur le brasier humain. Toujours disposés en cercle, les spectateurs filment et se prennent en selfie avec la dépouille fumante. Loucif Chemini est professeur de sciences islamiques à l’université. Lui aussi veut immortaliser ce moment de châtiment collectif. Il prend un selfie avec le cadavre et publie une story sur sa page Facebook avec ce commentaire : « Celui qui brûle sera brûlé. Voila la Kabylie. »

La nuit est tombée sur la place Abane-Ramdane. La dépouille de Djamel Bensmail fume encore au milieu des détritus de bouteilles en plastique, de cartons et de branchages. Elle y restera pendant de longues heures.

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