Hejer Charf : « Le Covid-19 a été le meilleur allié des régimes arabes »
La réalisatrice d’origine tunisienne propose, avec « (A)nnées en parenthèses 2020 2022 », un film expérimental sur les années de confinement et la manière dont les régimes politiques en ont tiré parti.
On a beaucoup commenté la pandémie de Covid-19 et ses conséquences, mais on ne l’a pas toujours pensée. C’est ce que fait Hejer Charf dans (A)nnées en parenthèses 2020-2022. La cinéaste canadienne d’origine tunisienne a sollicité son entourage pour que celui-ci lui envoie des vidéos. Aux quatre coins du monde, artistes, intellectuels, amis ou personnes croisées au hasard livrent leurs témoignages directs, lisent des textes, des poèmes, ou font part de réflexions sur cette situation. Celle-ci aura été inédite aussi bien sur le plan sanitaire que sur le plan politique, avec, aux États-Unis, les mouvements Black Lives Matter ou Native Lives Matter, et, dans les pays arabes, le Hirak (en Algérie), la Thawra (au Liban), la mobilisation contre la dérive autoritaire de Kaïs Saïed (en Tunisie)…
Les vivants et les morts
Les vivants nous parlent, ainsi que les morts. Hejer Charf fait vibrer la voix de ceux qui ont disparu pendant la pandémie de Covid-19, de bell hooks à Jean-Luc Godard en passant par Sarah Maldoror, Nawal El Saadawi, Lina Ben Mhenni, Moufida Tlatli… Mots et images forment des récits intimes de la pandémie. Mis bout à bout, ils constituent un panorama de la société et lui donnent une portée politique. (A)nnées en parenthèses 2020-2022 est la preuve que le cinéma d’art et d’essai peut être engagé.
Jeune Afrique : Pourquoi, et dans quelles conditions, avez-vous réalisé (A)nnées en parenthèses 2020-2022 ?
Hejer Charf : Je l’ai réalisé pendant la pandémie. J’étais à Montréal et je ne pouvais plus tourner. Tous mes projets sont tombés à l’eau, tandis que les peintres peignaient, les écrivains écrivaient… J’ai pris conscience qu’un cinéaste dépend de ceux qu’il filme, et qu’il leur donne, en échange, un pouvoir libérateur sur leur image. J’ai demandé à des amis de m’envoyer tout ce qu’ils voulaient – du son, de l’image. Au début, je voulais créer une installation visuelle pour un musée. Plus je recevais de vidéos, plus le projet s’étoffait. Quand on filme, on a un certain rapport au monde. Plusieurs pays étaient ébranlés par des manifestations, de Black Lives Matter en passant par les révolutions arabes. La recherche formelle à l’origine du film s’est enrichie d’une dimension politique qui ne lui préexistait pas.
Votre film commence par le constat de « l’échec de cette société moderne consumériste, qui a infligé ce fléau sur tout le vivant », et se clôt sur cette citation de Godard : « J’ai dit que j’aime, voilà la promesse. » Derrière la critique de la société, y a-t-il de la place pour l’espoir ?
Comme le dit [le poète allemand] Friedrich Hölderlin, « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Réaliser des films, c’est dire à la fois le péril et ce qui sauve. Le critique Serge Daney distinguait le visuel, propre à la télévision, un spectacle qu’un seul camp se donne de lui-même, et l’image, l’horizon du cinéma, qui naît d’une rencontre avec l’autre. Le cinéma, inscrit dans la durée, est propice à la réflexion et à la recherche de la vérité. (A)nnées en parenthèses 2020-2022 est un documentaire « fictionnel », et je pense qu’en « fictionnant » le réel, on peut le penser.
Un témoin dit : « La pandémie est un portail, une passerelle entre deux mondes. On peut choisir le monde ancien, avec ses saletés et ses idées mortes, ou bien imaginer un monde nouveau, pour lequel nous sommes prêts à nous battre. » Avons-nous choisi l’ancien monde ?
Hélas, oui. Quand j’ai commencé à rédiger le synopsis, j’ai pensé à la signification du mot grec pándêmos : « tout le monde ». L’idée était que le virus nous mettait tous sur un pied d’égalité. Même Madonna pouvait être frappée par la maladie ! Cela aurait pu pousser à la solidarité, mais, très vite, le monde s’est refermé, et le libéralisme a repris le dessus. Chaque pays a joué sa propre partition, on l’a vu avec les vaccins, qu’on se disputait.
Je vis au Canada et je viens de Tunisie. J’étais dans un pays de nantis, où il y avait une surabondance de vaccins ; et, d’un autre côté, je portais mon regard sur ma terre d’origine, où il y avait une pénurie, qui causait des morts. Les inégalités se sont exacerbées. Au Canada, l’état d’esprit a changé, il fallait commencer par se défendre, soi : ne plus donner, ne plus s’approcher de l’autre.
Vous revenez sur les mouvements de libération et sur ceux qui revendiquent une égalité de droits. Quelle est la différence entre Black Lives Matter, qui a pu se développer malgré la pandémie, et le Hirak ou la Thawra, qui, eux, ont été stoppés ?
Les [responsables] politiques se sont servis de la pandémie pour enfermer les gens chez eux. Le Covid-19 a été le meilleur allié des régimes arabes, autoritaires, voire dictatoriaux, qui ont ainsi coupé l’élan révolutionnaire.
Quel regard portez-vous sur la Tunisie, dont il est aussi question dans votre documentaire ?
La révolution tunisienne fêtait son dixième anniversaire quand Kaïs Saïed a pris les pleins pouvoirs en suspendant l’Assemblée. Au moment de son élection, il s’était présenté comme celui qui allait sauver le pays du marasme. On voit aujourd’hui le résultat : la Tunisie vit ses moments les plus sombres, encore pires que lors de l’accession au pouvoir des islamistes. Saïed réinstaure un régime autoritaire, dictatorial, et, comme c’est le cas en Algérie et au Liban, le virus l’a aidé. Il reste toutefois un espoir. Toutes les révolutions vivent des moments difficiles. Une graine a été semée, en 2011, et je ne pense pas que la révolution soit morte.
Vous avez principalement interrogé des femmes et, à plusieurs reprises, vous évoquez leur combat pour l’égalité, que ce soit en Tunisie, au Liban, en Algérie ou en Égypte. Quel rôle ont-elle joué lors de ces révolutions ?
Dans les pays arabes, on veut effacer le corps, en particulier celui des femmes. Notre corps est un champ de bataille. J’ai filmé des femmes pendant le Hirak, elles formaient un carré féministe. Elles ne veulent pas reproduire le schéma de la guerre d’indépendance, au cours de laquelle on leur a dit que le changement allait aussi profiter à leurs droits. Cela ne s’est pas produit, aussi, aujourd’hui, elles revendiquent haut et fort leur droit à l’égalité.
En Tunisie, le droit des femmes est inscrit dans la loi depuis [la présidence de] Bourguiba. Cet acquis n’est pourtant pas appliqué partout. Des hôpitaux refusent encore illégalement le droit à l’avortement. La loi tunisienne est plus avancée que la société.
Vous tissez des liens entre passé et présent, et il est plusieurs fois question de post-colonialisme. Sommes-nous à la fin d’un cycle de domination coloniale ?
On est arrivés à ce que Wassyla Tamzali appelle « la dernière phase de la décolonisation ». Elle sera difficile et longue, mais elle est déjà là. Les mouvements décoloniaux ont pris de l’ampleur. Les jeunes générations demandent des comptes au sujet du sort qu’ont connu leurs parents et leurs grands-parents. L’histoire peut être en sommeil, mais on ne peut l’effacer, et il y a une prise de conscience du passé.
Dans votre film, il y a des poèmes, des chansons, de la danse…
Le cinéma est un art encyclopédique : on peut y mettre un poème, de la musique, de la peinture, de la danse, etc. J’ai voulu me servir de toutes ces formes. Je fais du cinéma expérimental. J’aime la polysémie, dans le contenu comme dans la forme, par exemple exprimer une idée à l’aide d’une musique. Je n’ai pas envie que celle-ci vienne souligner un propos – je trouve cela lourd. Elle est porteuse de sens en elle-même.
Pourquoi votre cinéma est-il littéraire ?
Je suis originaire de Tunisie, j’ai « lu » le cinéma avant de le voir. Je lisais Godard et d’autres théoriciens du cinéma, puis j’ai vu leurs films. La littérature ne doit pas être seulement dans le synopsis. J’essaie de l’intégrer comme un art cinématographique.
Qu’est-ce que la crise du Covid-19 a changé en vous et dans votre façon de voir le monde ?
Au Canada, l’enfermement nous a conduits à ne parler que de nous-mêmes. Pourtant, le Covid-19 a montré qu’on appartient au monde. Les frontières ont beau être fermées, le virus les ignore et circule. Je suis très sensible aux injustices. Or la pandémie les a exacerbées. Cela m’a conduit à faire un pas de plus vers un cinéma politique.
(A)nnées en parenthèses 2020-2022, de Hejer Charf, à l’affiche à L’Épée de Bois, 100 rue Mouffetard, Paris 5e, du 25 octobre au 6 novembre 2023, tous les jours à 13h15 sauf le mardi, puis les mardis 14 et 21 novembre 2023.
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