En Centrafrique, la Cour pénale spéciale entre espoirs et frustrations
Juridiction d’exception chargée de juger les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis depuis 2003, la CPS entame son deuxième mandat. Avec, pour l’heure, un bilan mitigé.
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Abdoulaye Diarra
Chercheur spécialiste de l’Afrique centrale à Amnesty International.
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et Alice Banens
Conseillère juridique pour l’Afrique à Amnesty International.
Publié le 29 octobre 2023 Lecture : 4 minutes.
La création de la Cour pénale spéciale (CPS), une instance hybride, qui rassemble des juges centrafricains et étrangers, et dont la mission consiste à poursuivre les responsables de crimes commis dans le pays depuis 2003 et relevant du droit international, avait suscité de grands espoirs parmi les victimes.
Cette initiative rompait avec un climat d’impunité généralisée et avec la profonde déception populaire qu’avait suscité l’acquittement de l’ex-chef de guerre Jean-Pierre Bemba par la Cour pénale internationale (CPI, à La Haye). En avril 2022, trois ans et demi après son inauguration, la CPS a traité son premier procès : « l’affaire de Paoua ». Trois hommes ont été reconnus coupables de l’attaque des villages de Koundjili et de Lemouna, en mai 2019, durant laquelle une trentaine de civils avaient été exécutés et au moins six femmes et jeunes filles, violées. Actuellement, vingt-quatre affaires sont en cours d’instruction et un deuxième procès est sur le point d’ouvrir.
Mandats d’arrêt sans suite
Ce procès a bien été perçu comme une avancée, mais les victimes et leurs représentants espèrent beaucoup plus. Ils estiment que, jusqu’à présent, la CPS a surtout appréhendé des acteurs de second plan, tandis que les principaux commanditaires demeurent libres de leurs mouvements, jusqu’au cœur de la capitale, où il n’est pas rare de les voir fréquenter les lieux publics.
De fait, l’exécution des mandats d’arrêt qu’a émis la CPS se heurte à des difficultés. Certes, les efforts déployés au cours de ces deux dernières années sous la pression de la société civile et de la Cour elle-même ont conduit à l’arrestation et à la détention provisoire de plusieurs suspects – notamment, le mois dernier, à celle, retentissante, d’Abdoulaye Hissène, ancien chef de guerre du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC). De nombreux mandats d’arrêt restent cependant sans suite. Et la population garde en mémoire l’arrestation avortée du ministre Hassan Bouba, en novembre 2021 : après avoir été appréhendé sur ordre de la CPS, il avait été libéré par le gouvernement quelques jours plus tard sans aucune autorisation judiciaire.
Les obstacles rencontrés dans la poursuite de certaines personnes, qui semblent être protégées, mettent en évidence l’immixtion du pouvoir exécutif dans les affaires de la Cour. À cela s’ajoute un manque d’indépendance de la Cour vis-à-vis des Nations unies, qui continuent de contrôler sa gestion administrative et financière, malgré la promesse répétée de lui donner toute son autonomie dès qu’elle serait opérationnelle.
À l’issue de ce premier mandat, il est important d’établir un bilan, afin de garantir que des progrès en matière de justice seront réalisés au cours des cinq prochaines années. Premièrement, tout doit être mis en œuvre pour que la CPS soit pleinement indépendante, que ses ordres et décisions soient respectés et appliqués. Cela suppose que tous les suspects qui font l’objet de mandats d’arrêt soient arrêtés, par les forces centrafricaines ou par celles de la Minusca lorsqu’ils se trouvent sur le sol centrafricain, ou qu’ils soient extradés vers la Centrafrique lorsqu’ils ont fui à l’étranger. Cela suppose également que l’on mette à la disposition de la CPS le soutien logistique et sécuritaire nécessaire à la conduite d’enquêtes dans des régions touchées par des violences. Enfin, il faut que les Nations unies transfèrent à la Cour sa gestion administrative et financière, sous la supervision du greffe de la CPS.
Transparence des procédures
Si la lutte contre l’impunité est, selon les mots employés par le président centrafricain en 2021, « la colonne vertébrale de [s]on quinquennat », il faudra que cette promesse se traduise pleinement dans les actes, sans réserve et sans traitement différencié en fonction des personnes incriminées. La CPS est actuellement le seul tribunal en mesure de s’attaquer aux affaires les plus difficiles, d’autant que la CPI a soudainement mis fin, en décembre 2022, à ses enquêtes sur la Centrafrique sans justification convaincante.
Deuxièmement, tous les efforts doivent être déployés pour améliorer la participation des victimes aux procédures judiciaires et pour renforcer leurs possibilités d’obtenir des réparations. Cette disposition essentielle implique que l’on accroisse la transparence des procédures dès le stade de l’instruction, de manière à informer rapidement les victimes de leur droit à se porter partie civile. Il faudra en outre trouver une solution qui garantisse des ressources financières adéquates, pour que l’État centrafricain ou ses partenaires soient en mesure de financer les réparations qui seront ordonnées dans les futures affaires.
Certes, la question des réparations pour les victimes du conflit en Centrafrique requiert une réponse étatique plus large, dans un pays où chacun a été touché dans sa chair, a perdu un proche ou sa maison, ou encore a connu l’exil. Pour autant, ces réparations, dont les victimes de crimes ayant fait l’objet de condamnations par la Cour devraient bénéficier, font partie des attentes de la population.
Le cycle de l’impunité doit prendre fin, les victimes ont droit à la justice, à la vérité et à des réparations. À l’aube de ce nouveau mandat, la CPS est à un tournant décisif. Elle devra accélérer la cadence des procès, poursuivre les commanditaires des crimes atroces, et placer les victimes au centre des procédures. Sa tâche pour ces cinq prochaines années sera aussi vaste que déterminante pour la Justice en Centrafrique.
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