Guerre Israël-Hamas : le grand retour d’Al Jazeera

Récemment ciblée par le secrétaire d’État américain, la chaîne d’information en continu qatarie opère un retour en force depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas. Un succès qui s’explique notamment par la perte de confiance d’une grande partie de l’opinion dans les sources occidentales.

La salle de rédaction d’Al Jazeera Arabic à Doha, le 11 mai 2022. © KARIM JAAFAR/AFP

La salle de rédaction d’Al Jazeera Arabic à Doha, le 11 mai 2022. © KARIM JAAFAR/AFP

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Publié le 27 octobre 2023 Lecture : 6 minutes.

Il faut « atténuer la couverture d’Al Jazeera ». Ce serait, selon plusieurs sources, ce qu’a demandé le secrétaire d’État américain Antony Blinken au Premier ministre qatari alors qu’il était en visite à Doha, le 13 octobre dernier. Une intervention révélée le 25 octobre dernier devant un groupe de dirigeants de la communauté juive américaine, et justifiée selon Blinken par la tonalité « pleine d’incitations anti-israéliennes » des émissions de la chaîne financée par la monarchie du Golfe.

Le même jour, le monde apprenait en direct – et en même temps que le principal concerné – la mort de la femme, du fils et de la fille de Wael Al-Dahdouh, le chef du bureau d’Al Jazeera à Gaza, tués dans une frappe israélienne. Le 26 octobre, après avoir enterré ses proches, le célèbre reporter reprenait aussitôt du service : « Il était de mon devoir de me remettre au travail le plus rapidement possible, malgré tout. »

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La « CNN du monde arabe », chaîne satellitaire d’information en continu la plus regardée dans la région, s’est toujours appuyée sur des journalistes vedettes comme Wael Al-Dahdouh. Avant lui, il y a eu, depuis Jérusalem et Ramallah, Walid Al-Omari, Jivara Al-Badri ainsi que Shireen Abu Akleh, tuée d’une balle dans la tête alors qu’elle couvrait une opération militaire en Cisjordanie occupée, en mai 2021. Des visages et des voix familières qui multiplient les directs pour livrer des récits depuis le terrain.

Témoin des événements historiques

Forte de cette couverture exclusive grâce à ses 80 bureaux à travers le monde et à une version anglophone depuis 2016, la chaîne revendiquait 45 millions de téléspectateurs en 2013. Créée en 1995 par l’émir du Qatar arrivé au pouvoir après un coup d’État contre son propre père, Al Jazeera (qui signifie « péninsule » en arabe) est désormais une source d’information de référence, faisant de l’ombre aux chaînes occidentales.

Son retour en force depuis le 7 octobre dernier et le début de la guerre en cours en Israël-Palestine rappelle d’autres événements historiques majeurs qui ont jalonné le développement de la chaîne. Depuis la couverture des frappes américaines contre l’Irak en 1998, Al Jazeera a toujours su profiter des crises frappant le monde arabe pour se développer et ancrer son influence.

« L’opinion et son contraire »

Revendiquant une parole libre et le pluralisme, son slogan « l’opinion et son contraire », ne cache pas l’intérêt de la chaîne à mettre en avant à la fois le discours des représentants officiels et celui des opposants politiques – jusqu’aux plus extrémistes. Notamment lors des soulèvements du printemps arabes – même si la couverture de la chaîne de ces évènements a été jugée ambivalente selon les pays. 

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Cette ouverture de l’antenne à des personnalités au discours parfois très radical a valu à la chaîne – l’une des rares à diffuser les enregistrements d’Oussama Ben Laden au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 – le surnom de « Djihad TV ». À ce moment-là, Al Jazeera qui, contrairement à ses concurrents, dispose de correspondants en Afghanistan ainsi qu’en Irak quand la guerre y explose deux ans plus tard, diffusait images et interviews incontournables.

Unir les Arabes derrière la cause palestinienne

« Le secrétaire d’État américain de l’époque, Colin Powell, s’est plaint auprès de l’émir du Qatar, en tant que principal mécène d’Al Jazeera, pour qu’il intervienne auprès de la direction de la chaîne afin de modifier sa couverture des événements jugée trop anti-américaine », relate Kamal Kajja, docteur en géopolitique dans son article « Al Jazeera, phénomène ou leurre ? ». Le parallèle entre cette intervention vieille de vingt ans et la requête de Blinken est frappant.

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D’autant que la couverture du conflit israélo-palestinien date de la seconde Intifada (2000-2005), quand « la chaîne s’est attribuée un rôle majeur dans la mobilisation en faveur des Palestiniens ». Elle donne alors la parole aux dirigeants islamistes du Hamas ou du Jihad islamique, au même titre qu’aux représentants de l’Autorité palestinienne, devenus plus respectables aux yeux de la communauté internationale.

Sur le sujet, et tandis que se fabrique un nouveau récit informationnel, plusieurs spécialistes estiment qu’Al Jazeera réussit alors à unir les Arabes derrière une cause commune. Une première, disent certains, « depuis que la diva égyptienne Oum Kalthoum donnait des concerts à la radio ». La chaîne y gagne alors la réputation d’être un média proposant un « juste » traitement du conflit et son image de chaîne panarabe en sort légitimée. Sur ce dossier comme sur tant d’autres, elle joue aujourd’hui un rôle incontestable dans la formation des opinions publiques du monde arabe.

Freinée par le blocus

Pourtant, depuis quelques années, la chaîne semblait en perte de vitesse, concurrencée notamment par des nouvelles venues comme Russia Today Arabic, qui diffusait il y a encore quelques jours, depuis son studio de Beyrouth, une longue interview plateau à la limite de la complaisance avec un haut responsable du Hamas, Ali Baraka. Ou encore avec la chaîne saoudienne Al Arabiya, dont la journaliste Rasha Nabil a récemment conduit – sur un tout autre ton – l’interview de Khaled Mechaal, autre représentant de l’organisation à l’origine de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ».

Le blocus économique imposé au Qatar en 2017 par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis n’a pas non plus joué en sa faveur. Sa levée était déterminée par la satisfaction de treize conditions, l’une d’entre elles étant la fermeture de la chaîne. Au fil du temps, l’accès à Al Jazeera a d’ailleurs été bloqué dans de nombreux pays de la région, comme en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, à Bahreïn, en Égypte, mais aussi en Israël en 2017.

Cette dernière interdiction – qui intervenait alors que la chaîne donnait régulièrement la parole aux responsables de l’État hébreu – avait été condamnée par Amnesty International comme « une attaque éhontée contre la liberté d’information en Israël et dans les territoires palestiniens occupés ». Mais pour la chaîne le problème est récurent : elle est constamment, et de toute part, accusée de partialité. Tantôt envers un régime particulier, tantôt envers les islamistes, le plus souvent en faveur du Qatar.

Une chose est sûre : pour le petit émirat, la chaîne est, comme le souligne Nourredine Miladi, « un nouveau produit, bien plus précieux que son gaz et son pétrole réunis ». Elle l’a « soudainement transformé en meneur de jeu régional », précise le chercheur qui souligne toutefois que « l’indépendance de la chaîne face aux contraintes de la politique du Qatar fait régulièrement l’objet de critiques ». Si, comme l’assure l’ex-ministre qatari des Affaires étrangères, Hamad Ben-Jasem al-Thani, Al Jazeera est indépendante du point de vue éditorial, elle est « en parfait accord avec l’ambition du Qatar de devenir un médiateur clé des débats régionaux », nuance Nourredine Miladi.

Le bureau de Jérusalem bientôt fermé

Depuis l’attaque du 7 octobre dernier sur Israël, et la riposte de Tsahal qui se poursuit sur la bande de Gaza, l’État du Golfe joue d’ailleurs un rôle de médiation majeur entre les différents partis. Notamment concernant la libération des otages américains, ce dont Blinken se dit « profondément reconnaissant ». Mais cette position lui confère peut-être trop de pouvoir aux yeux de certains.

En Israël, le ministre israélien des Communications, Shlomo Karhi, a affirmé le 15 octobre dernier vouloir fermer le bureau de la chaîne à Jérusalem, l’accusant d’incitation pro-Hamas et d’exposer les soldats israéliens à une éventuelle attaque de Gaza. Cinq jours plus tard, le gouvernement a donné le feu vert à la proposition qui devrait inclure « la confiscation [des] équipements ».

Cette mesure doit être présentée à la prochaine réunion du cabinet de sécurité, qui doit lui aussi l’approuver. « Israël est en guerre sur terre, dans les airs, en mer et sur le front de la diplomatie publique. Nous n’autoriserons en aucune manière les émissions qui nuisent à la sécurité de l’État », a déclaré Karhi.

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