Au Salon international du livre d’Alger, l’exclusion de Koukou fait polémique
Le refus d’accueillir la Française Annie Ernaux, Nobel de littérature 2022, a fait du bruit. Mais le Salon est marqué par d’autres problèmes, en particulier par l’exclusion des éditions Koukou, spécialisées dans les sujets politiques et historiques.
Spécialisées dans les essais politiques, les témoignages historiques et les documents d’actualité, Koukou est exclue de la 26e édition du Salon international du livre d’Alger (Sila), qui s’est ouvert le 25 octobre et s’achèvera le 4 novembre. C’est Arezki Aït-Larbi, fondateur et directeur de cette jeune maison d’édition, qui en a fait l’annonce sur son compte Facebook : « Les cagoulards de la censure ont encore frappé ! Le commissariat du Sila nous a notifié, par courrier électronique, l’exclusion de Koukou Éditions de la manifestation. Motif invoqué : des “dépassements constatés dans les publications, contraires au règlement du Sila et que vous exposez sur votre stand”, sans plus de précisions », écrit-il.
Best-sellers de Hela Ouardi
L’occasion, pour Arezki Aït-Larbi, de rappeler que les seuls « dépassements » qui ont eu lieu, depuis sa première participation au Sila, en 2011, l’ont été au détriment de sa maison d’édition. En 2016, le stand de Koukou a en effet été saccagé durant la nuit qui précédait l’inauguration, et des cartons de livres ont été dérobés. « Après avoir constaté les dégâts, le commissaire du Sila a présenté ses excuses et nous a dédommagés », précise Aït-Larbi.
En 2018, des individus se présentant comme des membres de la commission de lecture tentent de saisir deux ouvrages, sans décision de justice ni notification écrite. En 2022, un officier des douanes, qui prétend agir sur « ordre supérieur », se présente au stand de Koukou pour notifier verbalement à ses responsables l’interdiction de douze ouvrages exposés au Sila et vendus en librairie depuis des années.
Parmi ces ouvrages, les deux best-sellers de l’universitaire tunisienne Hela Ouardi (Les derniers jours de Muhammad et Les Califes maudits), ainsi que L’affaire Khider : Histoire d’un crime d’État impuni, de Tarik Khider, ou encore Libertés, dignité, algérianité : avant et pendant le Hirak, du sociologue Mohamed Mebtoul. Toujours selon le fondateur de Koukou Éditions, derrière cette cabale se cacherait une fantomatique « commission de lecture » du ministère de la Culture, chargée de contrôler les ouvrages proposés au public.
« Police de l’esprit »
« Si la composition de cette commission relève du secret d’État, son triste palmarès est déjà très complet », assure Arezki Aït-Larbi, qui soutient que des « livres universellement controversés ont bénéficié d’une troublante tolérance, comme Mein Kampf, d’Adolf Hitler, ou les Mémoires de Mussolini, traduits vers l’arabe et exposés en bonne place au Sila, depuis 2016, par un éditeur égyptien. « Cette police de l’esprit avait interdit, en 2017, une biographie de Malcolm X, le militant noir américain qui luttait pour les droits civiques, au motif qu’il s’agissait d’un “livre pornographique !” », s’indigne l’éditeur.
Manquer le Sila est évidemment un coup dur pour une petite entreprise telle que Koukou. C’est l’événement littéraire de l’année : un peu plus de 1 million de visiteurs, 300 000 titres pour 1 283 exposants de 61 pays. « Pour une maison d’édition, le Sila représente 50% du chiffre d’affaires annuel. Sur ce plan, les conséquences sont immédiates : plusieurs ouvrages de qualité attendront encore quelque temps avant de partir à l’imprimerie. Le règlement des droits d’auteur, qui avait déjà pris du retard en raison de la crise sanitaire du Covid-19, sera encore retardé. Sur ce point, nos auteurs sont compréhensifs », dit Arezki Aït-Larbi, qui estime que, pour l’essentiel, les livres édités par ses soins sont toujours disponibles en librairie et n’ont subi aucune censure officielle et légale, c’est-à-dire prononcée par un magistrat.
Il assure également que, si sa maison d’édition est contrainte de revoir ses ambitions éditoriales à la baisse sur le plan quantitatif, « sa ligne éditoriale ne subira aucune inflexion ». « Les auteurs de qualité sont de plus en plus nombreux à nous confier leurs ouvrages », explique-t-il à Jeune Afrique.
Koukou est à l’image de son fondateur. Journaliste, militant du combat démocratique et des droits de l’homme, Arezki Aït-Larbi mène, depuis sa prime jeunesse, un combat d’idées qui l’a fait passer par la case prison à plusieurs reprises. Militant du Mouvement culturel berbère, organisation pionnière de la lutte pour la reconnaissance officielle de la langue et de la culture berbères, il a été arrêté une première fois, en avril 1980, puis déféré avec d’autres camarades devant la cour de sûreté de l’État. Arrêté à nouveau, en mai 1981, il est condamné à une année de prison ferme et passe huit mois à El Harrach, à Alger, dans une cellule qu’il partage avec d’autres membres du Collectif culturel de l’université d’Alger.
Membre fondateur de la première Ligue algérienne des droits de l’homme, il est appréhendé une troisième fois, en juillet 1985. Inculpé d’atteinte à la sûreté de l’État, Arezki et ses compagnons sont condamnés et détenus au pénitencier de Tazoult-Lambèse, dans les Aurès, jusqu’en avril 1987. En 1989, avec d’autres camarades de lutte, il fonde l’un des premiers partis démocratiques et ouvertement laïcs du pays : le Rassemblement pour la culture et la démocratie, dont il s’éloigne peu après pour se consacrer au journalisme, en tant que chroniqueur et reporter. Il sera correspondant de plusieurs publications étrangères, comme Le Figaro, Ouest-France ou La Libre Belgique, mais les autorités lui refuseront obstinément une accréditation officielle ainsi qu’un agrément pour la création de son propre journal. En 2009, il fonde la maison d’édition Koukou.
Éditeur et militant
Derrière le journaliste et l’éditeur, le militant n’est jamais loin. Attentif à l’actualité politique et sociale de son pays, Arezki Aït-Larbi prend position et intervient dans le débat public à chaque fois que sa conscience l’interpelle. « Le parcours d’une personne est un tout. C’est une question d’éthique et de convictions personnelles, qui ne peuvent être à géométrie variable selon le contexte et les intérêts. On ne peut revendiquer les libertés de 8h à 10h, et servir ceux qui les bafouent le reste de la journée. On ne peut tenir, en privé, un discours d’avant-garde et aller à la soupe à la première occasion », assène le journaliste-éditeur, qui croit dur comme fer que « le changement vers [plus de] libertés n’interviendra que si l’on remet l’éthique au centre des débats ».
L’édition 2023 du Sila a été marquée par une première polémique avec l’affaire du visa d’Annie Ernaux, Nobel de littérature 2022. Le journal Le Monde avait rapporté que la romancière française, que l’Institut français d’Algérie avait invitée, s’était vu refuser un visa au motif qu’elle aurait cosigné une tribune réclamant la libération du journaliste algérien Ihsane El Kadi, dont la Cour suprême vient de confirmer la condamnation à cinq années de prison ferme. Publié dans les colonnes du quotidien, le texte dénonçait « l’acharnement sécuritaire et judiciaire que subissent Ihsane El Kadi et tous les prisonniers d’opinion en Algérie ».
Depuis, des démentis anonymes, savamment distillés dans la presse locale, laissent entendre que la demande de visa de la romancière française, formulée 48 heures avant l’événement, serait toujours « en cours de traitement ».
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