En Tunisie, la chasse aux opposants s’étend au-delà des frontières

Alors que de nombreux responsables politiques, chefs d’entreprise ou journalistes ont été arrêtés depuis le début de 2023 et attendent toujours un jugement, la justice tunisienne vient d’émettre des mandats d’arrêt internationaux contre une douzaine d’autres, vivant à l’étranger. Une procédure qui a peu de chances d’aboutir.

De gauche à droite : Nadia Akacha, Youssef Chahed, Lotfi Zitoun. © Montage JA : Fethi Belaid /AFP – Zoubeir Souissi/Reuters – DR

De gauche à droite : Nadia Akacha, Youssef Chahed, Lotfi Zitoun. © Montage JA : Fethi Belaid /AFP – Zoubeir Souissi/Reuters – DR

Publié le 31 octobre 2023 Lecture : 5 minutes.

En Tunisie, le bras de fer entre le pouvoir et l’opposition n’est plus vraiment politique – tous les opposants ou presque ont été éliminés, voire laminés –, mais judiciaire. Anciens responsables ou dirigeants encore actifs, beaucoup sont déjà en prison. Mais d’autres manquent encore à l’appel des magistrats instructeurs, qui souhaitent les entendre dans des affaires dont on ne connaît, à ce stade, ni le fond ni les tenants, et encore moins les aboutissants. Ceux-là ont quitté le territoire très discrètement depuis de longs mois.

Le 13 septembre 2023, une salve de mandats d’amener internationaux a donc été émise par le pôle antiterroriste, et plus précisément par un magistrat spécialisé dans les affaires de « complot contre la sûreté de l’État » et de « constitution d’une entente terroriste ». Suffisant pour faire comprendre à l’opinion qu’il s’agit de dossiers de gros calibre. Portées à la connaissance du grand public par des fuites de listes, de documents ou d’enregistrements sur les réseaux sociaux, ces affaires sont au nombre de trois : Instaligo, l’affaire des « 25 » et celle concernant un complot contre la sûreté de l’État.

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La justice tunisienne relève aujourd’hui que certaines des personnalités apparaissant dans ces dossiers n’ont pas répondu aux convocations adressées à leur domicile connu en Tunisie, preuve étant ainsi faite qu’ils sont à l’étranger. Ils ne sont pas considérés en fuite, puisque toujours présumés innocents, mais la justice les réclame pour les entendre. Afin d’accélérer le processus, elle demande l’aide d’Interpol, qui a autorité pour exécuter les mandats d’amener internationaux.

Une instruction qui n’éclaire rien

La liste des magistrats ne vise pas moins de douze anciens dirigeants, et pas des moindres. En tête de liste, Youssed Chahed, ancien chef du gouvernement. Mais aussi Nadia Akacha, ex-directrice du cabinet présidentiel, Mouadh Kheriji, fils de Rached Ghannouchi, le président du mouvement Ennahdha. On y trouve également Kamel Guizani, ancien directeur de la Sûreté nationale, Mustapha Khedher, soupçonné d’avoir dirigé une officine secrète d’Ennahdha. Ou encore Lotfi Zitoun, ancien ministre et dirigeant d’Ennhadha, l’ex-député Maher Zid, ainsi qu’Abdelkader Farhat, ancien directeur de la police judiciaire, Adel Daadaa, dirigeant d’Ennahdha, la journaliste Chehrazade Akacha, Ali Helioui et Rafik Yahya.

Issues de tous les bords politiques, ces personnalités ne sont pas convoquées pour des positions partisanes mais pour répondre à des soupçons de crimes ou de délits dont il est à ce stade difficile d’évaluer le sérieux. Mais qu’importe : les rumeurs ont été telles que ces affaires obscures et complexes se sont installées dans l’esprit de l’opinion publique, qui veut maintenant y voir clair.

Depuis février 2023 et la première grande vague d’arrestations, pourtant, l’instruction ne semble pas avoir permis d’éclaircir grand-chose. Et il n’est pas certain que le fait que la justice parvienne à mettre effectivement la main sur les douze nouvelles personnalités listées par les magistrats y change quoi que ce soit : elles ont eu tout le temps de se prémunir et, surtout, de se placer à distance physique du pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Tunis.

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Pour mettre, cette fois, toutes les chances de son côté, la justice a en tout cas respecté les formes. Les mandats d’amener ont été transmis par le bureau Interpol Tunis au siège de l’organisation, à Lyon, qui a créé une alerte sur les différents noms. Mais il ne suffira pas que l’un ou l’autre soit arrêté lors d’un franchissement de frontière pour qu’il soit remis à la Tunisie. La justice tunisienne devra, dans les trente jours, exposer – dans une correspondance adressée à la justice du pays sollicité par l’entremise des ministères des Affaires étrangères tunisien et du pays sollicité et dans la langue de celui-ci – les motifs de sa demande, les accompagner des textes de lois afférents et des peines encourues, présenter des affaires où ces textes ont été appliqués, assortis des peines prononcées. Dans tous les cas, il faudra aussi  garantir un procès équitable et assurer que le prévenu n’encourt pas la peine capitale. Or celle-ci est prévue pour les atteintes à la sûreté de l’État.

Autant dire qu’aux yeux des avocats, il y a peu de chances que ces mandats d’amener conduisent l’un des douze devant le juge d’instruction tunisien. Certains – comme Youssef Chahed, Lotfi Zitoun et Mouadh Ghannouchi – sont binationaux et ne peuvent être extradés s’ils sont arrêtés sur le territoire du deuxième pays dont ils sont ressortissants. « Il s’agit du principe de la personnalité positive : un pays n’extrade pas ses ressortissants », précise un juriste, qui évoque la territorialité comme un élément majeur dans l’exécution des mandats d’amener internationaux.

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Pas de garantie d’extradition

Si l’un des accusés est arrêté en franchissant une frontière, là encore, l’extradition n’ira pas de soi : le dossier devra être également examiné par la défense du prévenu mis en garde à vue. Et le résultat n’est en rien garanti : en 2019, les tribunaux français se sont par exemple prononcés contre l’extradition de Belhassen Trabelsi, l’un des beaux-frères de l’ancien président Ben Ali. Il avait été arrêté dans le sud de la France pour des délits commis dans l’Hexagone et la Tunisie le réclamait elle aussi, car il y avait été condamné par contumace.

Le passif tunisien en matière de maltraitance lors de la détention, dénoncée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, et les arrestations politiques arbitraires épinglées par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ne joueront pas en faveur de l’extradition. Tout comme l’existence de la peine de mort dans le pays. Des précédents démontrent d’ailleurs que les demandes d’extradition ne sont pas toujours suivies d’effet : l’ancien président tunisien Moncef Marzouki, poursuivi par l’État tunisien en 2021 pour atteinte aux intérêts nationaux suite à des propos concernant le report du Sommet de la Francophonie, n’a jamais été inquiété. Pas plus que Ben Ali lui-même, contre lequel, selon les avocats, 70 mandats d’amener avaient été émis sans résultat entre 2012 et son décès, en 2019.

Interrogé par Jeune Afrique, un conseil du comité de défense des détenus politiques estime que les mandats d’amener lancés par la justice tunisienne ne donneront rien. Les magistrats auront simplement fait ce qui est en leur pouvoir. Mais, précise le défenseur, « si les accusations restent aussi minces qu’actuellement et que certains des douze ne peuvent être entendus, il faudra alors que ceux qui sont actuellement en détention préventive bénéficient du doute et soient relaxés ».

Sauvés par le doute, les opposants emprisonnés pourraient aussi l’être en raison d’un vice de forme. C’est en tout cas ce que soutiennent certains juristes en se basant sur le cas de Bettino Craxi, ancien président du Conseil Italien. En exil en Tunisie depuis 1994, celui-ci avait été jugé dans des affaires de financements illégaux du parti socialiste italien, dont il était secrétaire général, mais n’a jamais pu être extradé en raison d’un détail : l’Italie réclamait « Bettino Craxi, président du Conseil ». Or en Tunisie, le dénommé Bettino Craxi était enregistré comme président du directoire d’une holding économique, avec qualité de commerçant. Une affaire devenue un cas d’école dans la jurisprudence du pays.

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