En Tunisie, une diplomatie sans direction claire face à la crise palestinienne
En pointe sur la défense des Palestiniens mais absente des événements consacrés à la guerre à Gaza, fâchée avec l’Europe et une partie du continent, la diplomatie tunisienne semble parfois difficile à suivre. Et ce, malgré les grandes ambitions affichées en la matière par le président Kaïs Saïed.
Le 20 octobre, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Brahim Bouderbala, reporte en dernière minute une plénière très attendue au cours de laquelle devait être adoptée une loi criminalisant la normalisation des relations avec Israël.
Dans une interview à Mosaïque FM, il laisse entendre que la visite qu’il a rendue le 25 novembre à Alger, où il a rencontré les présidents des deux chambres parlementaires ainsi que le chef de l’État algérien, Abdelmadjid Tebboune, a fait évoluer le point de vue tunisien sur le sujet, donc sur le texte de loi.
Bouderbala serait maintenant plus enclin à suivre le modèle algérien qui réprime la normalisation plutôt qu’il ne la criminalise. Le patron du perchoir opère ainsi un rétropédalage qui pose question. « Que veut la Tunisie ? » Question à laquelle certains en ajoutent une autre : « Et cela convient-il à Alger ? »
Influence de l’Algérie sur le pouvoir tunisien
Cet épisode souligne l’influence de l’Algérie sur le pouvoir tunisien, lien qui n’a jamais été aussi important alors que les rapports de voisinage, mais aussi avec le monde arabe et plus généralement à l’international, se distendent.
En rejetant, au nom de la souveraineté nationale, le processus de prêt du Fonds monétaire international (FMI) en avril, puis l’appui de l’Union européenne (UE) en septembre, le président tunisien Kaïs Saïed a, en quelque sorte, mis la Tunisie en retrait des circuits internationaux. « Il ne nous faudra compter que sur nous-mêmes », a asséné le président pour répondre aux questionnements sur les moyens de financements de la loi de finance pour 2024.
Sur la guerre Israël-Hamas aussi, la position de la Tunisie semble légèrement dissonante. Pourtant le président Kaïs Saïed ne cache pas son ambition à l’international et estime que le rôle de la Tunisie n’est rien de moins que d’ouvrir la voie vers un mieux être de l’humanité. Son discours prononcé à l’occasion du 32e sommet de la Ligue arabe, en mai 2023, illustre de manière éloquente ses visées panarabistes.
Le thème de l’humain au sens large revient aussi dans son discours, que ce soit lorsqu’il s’adresse à l’Europe concernant la migration irrégulière ou lorsqu’il évoque le conflit actuel dans la bande de Gaza, voire la question de la cause palestinienne en général. Le locataire de Carthage cherche à se poser en leader sans toutefois être un acteur sur la scène arabe ou en Occident. « N’est pas raïs qui veut, surtout quand un Sissi occupe le devant de la scène », commente un politologue.
Voies détournées
Kaïs Saïed a, qui plus est, coutume d’emprunter des voies détournées et d’être dans la contradiction pour se distinguer des autres. C’est sans doute l’idée qui a inspiré certains votes à l’ONU, en particulier l’abstention de la Tunisie lors du vote de la résolution de son Assemblée générale, le 27 octobre, demandant une trêve humanitaire à Gaza. « Le texte a occulté la condamnation explicite et ferme des crimes de guerre et du génocide commis par les forces d’occupation. Il n’exige pas que l’occupant soit tenu responsable de ses crimes, n’indique pas clairement l’exigence d’un cessez-le-feu immédiat et met sur un pied d’égalité la victime et le bourreau », justifie Tarek El Adab, l’ambassadeur de la Tunisie à l’ONU.
Pour le président tunisien, la résolution – adoptée – est un échec. Lui préfère accorder son soutien inconditionnel « au peuple palestinien à recouvrer son droit sur toute la Palestine et établir son État indépendant avec Al-Quds comme capitale ». Jamais il ne prononce le nom du Hamas, pas plus que celui de l’Autorité palestinienne. La Tunisie ne s’était pas non plus jointe aux neuf pays arabes (Maroc, Bahreïn, Émirats arabes unis, Égypte, Arabie saoudite, Jordanie, Qatar, Oman, Koweït) qui, dans une déclaration commune, avaient demandé, le 26 octobre, la mise en œuvre d’un cessez-le-feu immédiat.
Cette position de la Tunisie à l’égard de la cause palestinienne est délicate. Le Hamas a remercié l’ONU pour la résolution et sur les réseaux sociaux. Les Palestiniens, s’ils ont aussi remercié le président tunisien, qui s’oppose à un partage de territoire et préconise la solution à un seul et unique État, lui ont également fait remarquer que son discours sur les peuples n’a pas été productif, ou que, du moins, il n’avait rien apporté à la Palestine. Pas plus que ne l’a été la réunion, organisée à l’initiative du ministre des Affaires étrangères Tunisien Nabil Ammar, des ambassadeurs des pays membres du Conseil de sécurité pour évoquer le conflit.
Lors de cet échange, le ministre a évoqué « l’importance de remplacer les approches traditionnelles dans le traitement de la question palestinienne par une nouvelle approche, dépourvue de partialité, basée sur la sagesse, la prudence, la vision à long terme et la défense du droit, des valeurs et des principes universels pour la paix et la stabilité dans la région ». Des propos généraux au service d’une intention certes louable mais qui ne sont accompagnés d’aucune proposition concrète. Dans le même registre, Nabil Ammar s’est entretenu avec la secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), Louise Mushikiwabo, pour évoquer un appel à mettre fin aux bombardements de Gaza en rappelant les valeurs fondamentales de la Francophonie.
Ambitieuse mais isolée
Toutes ces initiatives donnent l’impression d’une diplomatie dispersée, voire erratique, qui s’agite mais semble bien seule et propose parfois des solutions déconnectées de la réalité. Notamment sur la question palestinienne. « La Tunisie fait l’impasse sur les accords d’Oslo de 1993 mais finalement, ils ne la concernent pas », commente un étudiant palestinien à Tunis.
L’ambition de Kaïs Saïed est de participer à la marche du monde, d’égal à égal avec ceux qui la font. Pourquoi pas ? Mais pour cela, encore faudrait-il se positionner comme un interlocuteur à part entière. Or depuis deux ans, la Tunisie ne cesse de s’isoler, ses relations se faisant de plus en plus tendues avec le FMI et l’UE, accusés de tentatives d’ingérence, mais aussi avec l’Italie, dont l’omniprésent ministre des Affaires étrangères, Antonio Tajani, a récemment proposé de joindre la Tunisie aux négociations visant à faire libérer les otages. Manière de laisser implicitement entendre que Tunis aurait ses entrées auprès du Hamas.
Même le discours fougueux du locataire de Carthage au sommet de la Ligue arabe de mai 2023, chantant « l’oumma et la destinée des peuples au risque du nouvel ordre mondial », n’a été suivi d’aucun travail d’approfondissement ou de lobbying. Chantre autoproclamé de la cause palestinienne, le président ne s’est pas non plus rendu au sommet arabe pour la paix organisé au Caire, le 21 octobre. Une bouderie politique, sans raisons apparentes, qui prive la Tunisie d’une tribune qui lui aurait permis d’être une voix qui compte, d’avoir un rang au regard d’un ensemble de pays qui peinent à s’accorder sur le conflit actuel.
Des occasions ratées, des positions trop ambitieuses et un manque de souffle dans l’art de la négociation éloignent chaque jour un peu plus la Tunisie des objectifs de leadership que s’est fixés son président. Mais a-t-elle les moyens de sa politique, avec de nombreux postes d’ambassadeurs encore vacants et un froid diplomatique durable avec les pays africains et l’UE ? « On est à l’opposé des années 1960 où la Tunisie avait été la première à féliciter la Mauritanie et le Koweït à l’occasion de leur indépendance. On est loin de la politique qui a porté Mongi Slim à la présidence de l’Assemblée générale des Nations unies et de la position exemplaire qui a fait que la Tunisie a participé à de nombreuses missions des Casques bleus. Il nous manque un cap à notre mesure », déplore un ancien diplomate.
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