Complicité de la France au Rwanda : une impasse judiciaire ?
Trente ans après le génocide contre les Tutsi, toute tentative de voir la justice sanctionner la complicité de la France est-elle vouée à l’échec ?
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Mehdi Ba
Journaliste, correspondant à Dakar, il couvre l’actualité sénégalaise et ouest-africaine, et plus ponctuellement le Rwanda et le Burundi.
Publié le 2 novembre 2023 Lecture : 6 minutes.
La décision remonte au 17 octobre 2023, à six mois de la trentième commémoration du génocide perpétré au Rwanda, contre les Tutsi, entre avril et juillet 1994. Au terme d’un exposé de 101 pages, Michel Raffray et Stéphanie Tacheau, juges d’instruction rattachés au pôle chargé des crimes contre l’humanité et des crimes et délits de guerre au tribunal judiciaire de Paris, ont rendu une nouvelle ordonnance de non-lieu dans le dossier, ô combien sensible, de Bisesero.
Les six rescapés du génocide et les cinq associations qui avaient engagé cette procédure « contre X », en février 2005, comptaient faire reconnaître, à travers un épisode controversé survenu en juin 1994 dans l’ouest du Rwanda, que des officiers de l’armée française alors engagés dans l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise s’étaient rendus coupables de « complicité de génocide », de « complicité de crimes contre l’humanité », voire d’ « entente en vue de commettre [un] génocide ». Autrement dit, de crimes imprescriptibles.
Inaction
Au cœur de l’accusation, une séquence de trois jours, au cours de laquelle un groupe de militaires français déployés dans la région était d’abord tombé nez à nez avec une centaine de rescapés tutsi exténués, parfois gravement blessés, qui résistaient vaille que vaille, avec quelques centaines d’autres compagnons d’infortune seulement armés de lances artisanales et de pierres, aux meutes de tueurs venus quotidiennement les traquer sur les collines arborées de Bisesero. La scène se déroule le 27 juin 1994.
Au lieu de rester sur place pour leur offrir protection dans l’attente de renforts, ce contingent français issu des forces spéciales avait regagné son camp de base, à quelques kilomètres de là, abandonnant les rescapés à leur sort tout en leur promettant de revenir bientôt en nombre suffisant. Après quoi, l’état-major de Turquoise laissera passer trois longues nuits et autant de journées sans réagir. Un délai mis à profit par les tueurs pour tenter de « finir le travail ». N’eût été l’initiative d’un autre groupe de militaires français, qui, contournant les consignes de ses supérieurs, se portera au secours des rares survivants, le 30 juin 1994, en feignant de les redécouvrir par hasard, il est probable qu’aucun d’entre eux n’aurait survécu.
On ne reviendra pas ici sur le marathon procédural qui, depuis 2018, semble devoir sceller inexorablement le sort de cette information judiciaire emblématique. Les deux juges ayant hérité du dossier sont en effet bien décidés à la clore définitivement après avoir estimé, selon la formule consacrée, « qu’il ne résulte pas de l’information [judiciaire de] charges suffisantes » pour justifier un procès contre les officiers français Jean-Rémi Duval, Marin Gillier, Jacques Rosier, Jean-Claude Lafourcade et Étienne Joubert, tous placés sous le statut de témoin assisté.
Au cours de ces cinq dernières années, les magistrats chargés de l’instruction, ceux du Parquet, ceux de la chambre de l’instruction de la cour d’appel et ceux de la Cour de cassation s’étaient déjà renvoyé la balle au sujet de la clôture de ce dossier avant que l’instruction ne débouche sur une deuxième ordonnance de non-lieu – décision encore susceptible d’être contredite en appel ou en cassation.
On ne s’attardera pas davantage sur le constat que formulait en privé, dès 2018, l’un des avocats parties prenantes à la procédure : « En France, il est impossible de mettre en cause l’armée », résumait-il, fataliste. A fortiori dans le cadre d’une « opex » franco-africaine liée à un dossier dont l’enjeu est à ce point vertigineux : faire reconnaître par la justice que des militaires français, par leur inaction coupable, dictée depuis Paris en contradiction flagrante avec le mandat reçu de l’ONU le 22 juin 1994, se seraient rendus « complices » des génocidaires hutu rwandais en abandonnant à une mort certaine les « fantômes de Bisesero ».
Plainte historique
Qu’il semble lointain ce jour de février 2005 où plusieurs associations, au premier rang desquelles Survie, annonçaient dans cette affaire un dépôt de plaintes qui se voulait historique ! Controversée depuis octobre 1990, l’assistance multiforme que les autorités françaises ont apportée aux régimes rwandais successifs ayant institutionnalisé l’apartheid visant les Tutsi puis planifié et orchestré le génocide allait enfin, croyait-on, être reconnue par la justice.
Près de deux décennies plus tard, le temps semble venu de tirer le bilan de ces efforts jusque-là demeurés vains, en rappelant deux évidences.
D’abord, que les juges d’instruction ne sont pas des historiens. Leur rôle se borne à rassembler des éléments à charge et à décharge concernant des individus soupçonnés d’avoir commis un délit ou un crime. Le non-lieu qu’ils ont rendu en octobre 2023 n’efface en rien la somme de connaissances accumulées depuis trente ans à travers livres, rapports d’enquête, articles de presse et documentaires audiovisuels consacrés à l’implication française au Rwanda.
Ensuite, que la responsabilité pénale est individuelle et non institutionnelle. La question qui se posait aux magistrats n’était donc pas d’apprécier si le rôle au Rwanda de la France, en tant qu’État, était répréhensible mais d’évaluer le caractère probant des charges pesant sur chacun des militaires placés sous le statut de témoin assisté, avant de déterminer in fine si celles-ci étaient de nature à convaincre une cour d’assises de leur culpabilité.
Pesanteurs
Aux dires de certaines parties civiles, après un démarrage sur les chapeaux de roue à l’époque où l’instruction relevait de la compétence du tribunal aux armées, les investigations se sont ensuite heurtées, aussi bien au sein du Palais de justice de Paris qu’au ministère de la Défense, détenteur de précieuses archives nécessaires à la manifestation de la vérité, aux pesanteurs évidentes qu’une telle mise en cause de l’armée française ne pouvait manquer de provoquer. Depuis le premier jour, l’accusation de « complicité de génocide », accolée au rôle de militaires ayant servi au Rwanda, n’a en effet cessé de provoquer une indignation de principe au sein de la « Grande Muette » comme chez nombre de responsables politiques français.
Au vu de la jurisprudence des tribunaux internationaux sur l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, considérait pourtant la juriste Rafaëlle Maison dans un entretien à JA, la complicité d’agents français dans le génocide perpétré contre les Tutsi est bien susceptible d’être constituée au plan pénal.
« Pour la justice internationale, il n’est nul besoin de démontrer que le complice était lui-même animé par une intention génocidaire : il doit simplement avoir eu conscience que les personnes qui commettaient les actes de génocide étaient animées par cette intention, rappelait-elle. Or le fait que des responsables français ont soutenu les autorités génocidaires sans ignorer qu’elles commettaient un génocide est largement documenté. La véritable question juridique posée, c’est de savoir si la France leur a apporté “une aide directe et substantielle”. »
Déni diplomatique
Ceci étant, dans le dossier de Bisesero tout comme dans une poignée d’autres procédures judiciaires toujours ouvertes en France et visant des protagonistes français du drame (de l’ancien gendarme Paul Barril à la banque BNP-Paribas), démontrer devant une cour d’assises que tel ou tel officier, responsable politique ou entreprise a bien apporté cette « aide directe et substantielle » aux génocidaires rwandais en connaissance de cause n’est pas aussi aisé qu’il y paraît. D’autant que, sur le plan diplomatique aussi, la qualification de « complicité » relative au rôle de la France semble se dérober puisque ni les autorités rwandaises ni le président Emmanuel Macron ne la reconnaissent aujourd’hui comme établie.
Si le rideau de la justice pénale devait définitivement retomber sur le dossier Bisesero, l’espoir de voir reconnaître par la justice la responsabilité de l’État français dans ce génocide ne s’éteindrait pas pour autant. En avril 2023, comme l’a révélé il y a peu le site Afrique XXI, vingt-et-un Rwandais et deux associations ont en effet déposé un recours devant le Tribunal administratif de Paris dans le but de faire « établir et juger les actes engageant la responsabilité de l’État français » avant et pendant le génocide de 1994.
De cette nuance à la fois sémantique et juridique – responsabilité de l’État français, et non plus complicité d’individus œuvrant au service de la France –, verra-t-on enfin, dans un pays qui se targue d’être le berceau des droits de l’homme, jaillir la reconnaissance institutionnelle de la gravité de ses propres compromissions dans le génocide perpétré au Rwanda il y a bientôt trente ans ?
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