Féminisme : pour Rama Salla Dieng, s’affirmer « en sujet politique » est urgent
Dans un ouvrage collectif, l’universitaire, écrivaine et militante s’interroge sur l’histoire du féminisme, ses ramifications et ses combats, toujours terriblement d’actualité.
L’ouvrage Gagner le monde. Sur quelques héritages féministes rassemble les contributions de huit auteures. Elles « ont en commun d’écrire depuis, ou en dialogue avec les féminismes et les luttes du Sud global », précise l’avant-propos. Parmi elles, Rama Salla Dieng. L’universitaire, activiste féministe et écrivaine sénégalaise passe au crible la revue AWA et le journal Fippu, publiés au Sénégal et distribués en Afrique de l’Ouest.
Dans son premier numéro, en 1964, AWA énonce sa philosophie : « Il n’est pas question de se servir d’AWA pour lancer la croisade de l’égalité des femmes et des hommes, ni pour chanter l’émancipation de la femme africaine. » Créée en 1984, la revue Fippu, du mouvement féministe Yewwu Yewwi pour la libération de la femme, est avant-gardiste dans ses revendications féministes, son aspiration à la révolte, ses actions coups de poing et ses textes ouvertement à gauche.
D’AWA à Fippu, Rama Salla Dieng évoque à la fois la continuité historique et la rupture idéologique dans la façon de concevoir les rapports de genre. Elle nous éclaire ainsi sur les modalités d’action du féminisme et de ses courants actuels.
Jeune Afrique : Comment vous êtes-vous intéressée au féminisme ?
Rama Salla Dieng : C’est dans ma vie de tous les jours que j’ai pris conscience des inégalités de genre. Dans ma propre famille, d’abord. Ma mère a été dépossédée de la terre qu’elle avait laborieusement acquise au début des années 1990 en raison de travaux d’« utilité publique » dans la banlieue de Dakar. Ce n’est qu’après vingt ans de lutte qu’elle a été dédommagée et qu’on lui a attribué une autre terre. Ce combat a inspiré mon sujet de thèse sur la ruée vers la terre en milieu rural sénégalais.
Ensuite, j’ai réalisé qu’il existait un plafond de verre dans la société sénégalaise patriarcale, qui vous rappelle que vous êtes une femme avec violence : la polygamie de mon père, le cas d’une tante chère qui a fait face à l’omerta sociale pour avoir choisi d’aimer celui qui lui était interdit, puis, plus tard, les violences sexistes à l’école. La lecture a nourri mon éveil précoce au féminisme, et l’écriture m’a permis d’amplifier ma voix et celle des autres.
Quel a été votre parcours ?
À l’université, j’ai voulu en savoir plus sur le féminisme. Dans mon cursus en sciences politiques et en développement international, j’ai choisi les options « genre » et « développement » pour creuser la question. À la fin de mon master à Sciences Po Bordeaux, j’ai rejoint le réseau Genre en action. La même année, j’ai effectué mon stage de fin d’études au bureau des Nations unies, à Maurice. J’ai alors adhéré à un autre réseau, Gender Links. J’ai écrit des articles sur les inégalités de genre dans l’île et en Afrique francophone. Gender Links a coordonné un numéro intitulé Polygamy at the Heart of Matter dont la problématique générale consistait à étudier comment les femmes et les enfants vivaient la polygamie. J’ai rédigé, en 2009, une contribution : c’était ma première publication féministe autobiographique. Cela m’a permis d’articuler le tumulte intérieur et familial que je vivais avec un activisme féministe débutant.
Vous aviez écrit un roman en 2008, La Dernière Lettre. Au début de votre contribution dans Gagner le monde, vous citez Une si longue lettre, de Mariama Bâ. La proximité des titres est-elle un hasard ?
Ce premier roman qui met en scène un personnage féminin évoluant en milieu carcéral et qui se raccroche à l’amitié est en effet inspiré de Mariama Bâ. La forme épistolaire d’Une si longue lettre, le fait que cela évoque la quête d’émancipation de plusieurs femmes et de leur famille, l’amitié et l’éveil à la sexualité à l’adolescence, ont résonné en moi. C’est à cette période que je faisais face à des questions personnelles, j’étais une jeune nouvellement indépendante et travaillais pour financer mes études. Dans ce contexte d’autodécouverte, j’ai laissé libre cours à ce qui m’habitait à l’époque. J’ai toujours écrit de la prose ou de la poésie. Le roman m’a permis d’allier créativité et expression artistique, mais aussi de trouver une échappatoire.
Il y a huit contributrices dans Gagner le monde. Vous sentez-vous liée à elles par une même idée du féminisme ?
Idéologiquement, nos approches du féminisme sont voisines, même s’il y a des déclinaisons et des particularités. Toutes les contributrices s’inscrivent dans l’idée de troubler une certaine forme de domination du féminisme hétéropatriarcal blanc et eurocentrique. Nous proposons une théorisation pratique en mettant en avant des mouvements féministes de différentes aires géographiques qui appartiennent au monde majoritaire ou au « Sud global », comme l’Argentine, l’Irak, le Sénégal et l’Afrique de l’Ouest, le Mexique… J’ai été particulièrement inspirée par le chapitre de Zahra Ali sur l’intifada et l’imagination féministe dans les mondes arabes.
On parle souvent d’un fossé entre celles qui font et celles qui pensent, alors que pour moi, c’est un pont plutôt qu’un fossé. Celles qui sont dans la tour d’ivoire de l’académie ont beaucoup à apprendre de celles qui sont en dehors. Il est temps d’arrêter de penser que nous avons la science infuse alors que notre théorie doit s’inspirer de ce qui se fait dans la rue. D’une manière ou d’une autre, toutes les contributrices s’inscrivent dans la perspective de troubler le statu quo intellectuel, de déranger une certaine forme de domination du féminisme hétéropatriarcal blanc en essayant de pousser les questions antiracistes, en mettant au centre celles qui dérangent.
Bien sûr que la parole est une arme ! Le titre de votre contribution présente la revue AWA et le journal Fippu. Pouvez-vous nous parler d’abord d’AWA ?
La plupart des femmes qui étaient dans la rédaction d’AWA, la revue de la femme noire, autour de la journaliste Annette Mbaye d’Erneville, viennent du lycée de jeunes filles de Rufisque. Il y avait ce désir de la métropole d’éduquer les femmes selon un certain modèle pour qu’elles puissent répondre aux urgences – en devenant sages-femmes, institutrices, éducatrices, etc. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le formatage qu’elles ont pu y subir. Malgré les semences d’une action féministe, tous les membres de la revue ne se revendiquaient pas comme féministes.
Et Fippu, fondée en 1984 par seize militantes du collectif Yewwu Yewwi ?
Yewwu Yewwi a publié Fippu, qui signifie « se révolter contre l’ordre établi ». Ce collectif ouvertement féministe se différencie des associations ou groupements de femmes précédents, qui avaient un discours moins politique. Fippu avait un comité éditorial non-mixte avec des figures comme Marie Angélique Savané, Fatoumata Sow, Fatimata Zahra Diop et tant d’autres, étiquetées comme transgressives parce qu’elles refusaient d’entrer dans un moule.
Y a-t-il un lien entre AWA et Fippu ?
Un prolongement idéologique s’est opéré. Il y a d’abord eu celles qui ont libéré la parole de la première génération de citoyennes de l’Ouest africain, avec AWA. Puis Fippu a posé une critique radicale et politique du patriarcat. Il s’agissait de repenser le statut des femmes dans les sociétés africaines. Je pense qu’il n’y aurait pas eu Fippu sans AWA. Dans l’un comme dans l’autre, ces citoyennes, en décidant d’écrire et de publier, ont voulu sortir de la logique d’invisibilisation.
Qu’est-ce qui les différencie ?
Autant dans le modus operandi que dans la philosophie, les approches sont différentes. AWA ne veut pas déranger le statu quo, Fippu est à gauche de la gauche. AWA souhaite mobiliser sans protester, alors que Fippu entend troubler l’ordre public. AWA proposait des dîners de gala, préparait des actions de charité pour financer des projets caritatifs… Yewwu Yewwi organisait des manifestations, des sit-in et des conférences. Lors du vote de la loi sur le code de la famille au Sénégal, elles sont allées occuper le siège de la télévision nationale ! Leurs actions politiques ont suscité l’ire de certains leaders maraboutiques ou guides religieux de l’époque tels que Serigne Moustapha Sy et les Moustarchidines, avec qui elles finiront par établir un débat contradictoire.
L’« Appel aux femmes du Sénégal », publié en 1983, dénonce « oppression maritale, oppression de la maternité, oppression culturelle, exploitation dans les usines comme force de travail subalterne, dans les services, dans les villes comme domestiques ou prostituées ». Les membres de Yewwu Yewwi étaient-elles très en avance sur leur temps et les problèmes dénoncés restent-ils d’actualité ?
Cet appel est rafraîchissant par rapport à ce qu’on entend à l’heure actuelle. Il y a une certaine régression avec la montée des fondamentalismes religieux au Sénégal. Différents groupes ou groupuscules se prétendent garants de la bonne moralité ou des bonnes valeurs sénégalaises, comme s’il existait quelque chose de tel. C’est un discours antigenre, antiféministe, qui investit tous les espaces publics. Il y a un rétrécissement des champs des libertés publiques, des espaces civils de débat et d’échange. À la télévision, quand un film comporte une scène un peu dénudée, des voix s’élèvent pour appeler à la censure. Le cadavre d’un présumé homosexuel a été déterré puis brûlé à Kaolack récemment. Il existe toujours cette tension entre les forces progressistes et celles et ceux qui aimeraient garder une société « originelle », comme si toute société n’était pas fille de son temps.
Vous citez aussi Thomas Sankara, qui s’adressait à des femmes du Burkina Faso en ces termes : « « La polygamie? À bas !/ L’excision? À bas ! /Le mariage forcé ? À bas !/ Les maris féodaux? À rééduquer !/ Les maris pourris ? À la poubelle ! »…
Oui, Sankara évoquait la polygamie, les maris féodaux, pour pousser les femmes à leur échapper. C’est plus que jamais d’actualité par rapport aux prescriptions religieuses et traditionnelles. Toute règle basée sur le postulat selon lequel « on ne peut pas changer notre manière de faire les choses, ce sont nos valeurs », est mauvaise : les valeurs évoluent. Il est temps que l’on dépasse le fait de se penser purement en objet sexué pour s’affirmer en sujet politique.
Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui un féminisme proprement africain, avec son propre agenda, et en quoi se différencierait-il d’un féminisme « universaliste » ?
Dès lors qu’on se définit comme féministe, on est d’accord sur un socle commun de principes, c’est-à-dire qu’on est pour l’égalité des genres, qu’on se conçoit comme sujet politique, etc. Ce socle s’applique en tout temps et en tout lieu. Mais un certain « blantriarcat », comme les féministes du collectif Mwasi ont pu le théoriser, propose une forme de pensée dominante, unique, qui voudrait imposer le même agenda partout, ce qui n’est pas réaliste. Au lieu d’un féminisme universaliste, un féminisme transnationaliste serait un féminisme qui respecte les spécificités de chaque courant : les féministes radicales, décoloniales, écologistes, libérales, etc. Le féminisme panafricain est une revendication politique qu’aussi bien les membres d’AWA ou de Fippu ont appelé de leurs vœux. La charte des principes féministes pour les féministes africaines rédigée à Accra, au Ghana, en 2006, la matérialise. Ce féminisme africain, bien qu’il épouse différentes couleurs idéologiques, est l’incarnation de ce vœu de communauté politique transnationale qui théorise une pratique féministe depuis le continent et dans la diaspora. C’est l’objet de mon recueil d’entretiens : Féminismes africains, une histoire décoloniale, publié par Présence africaine en 2021.
Gagner le monde. Sur quelques héritages féministes, ouvrage collectif de Zahra Ali, Rama Salla Dieng, Silvia Federici, Verónica Gago, Lola Olufemi, Djamila Ribeiro, Sayak Valencia, Françoise Vergès (éditions La Fabrique, 199 pages, 16 euros)
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