Gaza : voyage au bout de l’enfer, par François Soudan
Pourquoi et comment la pulvérisation de l’enclave par l’armée israélienne pourrait déboucher sur un conflit régional aux conséquences incalculables.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 3 novembre 2023 Lecture : 4 minutes.
Dix pour un. Au vingt-septième jour de l’opération Épées de fer, ce ratio minimal entre victimes palestiniennes et israéliennes en vigueur depuis soixante-quinze ans est désormais atteint, voire dépassé, tant le nombre des ensevelis sous les décombres de Gaza demeure inconnu.
Vingt-sept jours de bombardement et autant de crimes de guerre potentiels en réponse à l’agression terroriste du Hamas, parfaitement assumés par le gouvernement israélien, pour qui l’étroite intégration des structures militaires du mouvement islamiste au sein de la population civile de l’enclave justifie que l’on frappe les écoles, les universités, les camps de réfugiés, et que l’on pulvérise un immeuble entier parce qu’un chef de brigade y a été repéré.
Vingt-sept jours de riposte meurtrière et débridée, pour quel résultat ? Si le but est de dresser les quelque 2,4 millions de Gazaouis contre le Hamas, les leçons de l’histoire sont là pour démontrer que les bombardements de masse produisent en général le résultat inverse : loin de briser la volonté des habitants, ils renforcent les liens de solidarité entre eux et ceux qui les dirigent, le plus souvent d’une main de fer.
Si l’objectif est d’en finir avec le Hamas, ses quelque 40 000 miliciens et ses 400 kilomètres de tunnels creusés sous des sites forcément civils, l’enclave étant l’un des territoires les plus densément peuplés au monde, l’issue, là aussi, est plus qu’aléatoire : en 2021, quand Tsahal avait largué cinq cents bombes anti-bunker de 1 tonne chacune en l’espace de trente minutes sur le quartier général du mouvement, la plupart de ses responsables locaux étaient sortis indemnes.
Guerre par inadvertance
Reste donc l’offensive terrestre, déjà entamée, dans laquelle Israël semble s’engouffrer sans plan de sortie autre que l’éradication aussi totale qu’hypothétique de son adversaire, quitte à embraser toute la région. Cette guerre régionale aux conséquences incalculables, aucun des acteurs principaux – États-Unis, Iran, Arabie saoudite, pays du Golfe – ne la souhaite car tous ont à y perdre. Mais comme chaque acteur a par ailleurs son propre seuil de tolérance vis-à-vis de l’opération israélienne en cours et que les paramètres qui définissent ce seuil sont opaques, le scénario cauchemar d’une guerre par inadvertance est celui qui, aujourd’hui, hante toutes les capitales concernées.
Quelle forme pourrait-il prendre ? Imaginons qu’en dépit des pressions américaines – au demeurant fort ambiguës – l’offensive israélienne tourne au carnage, ce qui n’est pas exclu. Jugeant que le maintien et la crédibilité de son statut de leader de « l’axe de la résistance » est à ce prix, Téhéran pourrait dès lors ordonner au Hezbollah libanais – lequel dispose d’assez de missiles de précision pour forcer la majorité de la population israélienne à se réfugier dans des abris – d’entrer en action. Israël réagira aussitôt au Liban, menacé de « dévastation » par Benyamin Netanyahou, entraînant une riposte iranienne sous la forme de l’envoi, aux côtés du Hezbollah, de plusieurs bataillons des Gardiens de la révolution.
Dès lors, l’engrenage deviendrait incontrôlable avec l’hypothèse – prise très au sérieux à Washington – de raids aériens israéliens sur l’Iran et du minage par ce dernier de cette artère vitale du pétrole et du gaz mondiaux qu’est le détroit d’Ormuz. L’US Navy serait dès lors contrainte d’entrer dans le conflit, et les implantations militaires américaines au Bahreïn, aux Émirats, au Qatar et en Irak se transformeraient en autant de cibles. Sans compter que Téhéran pourrait également appuyer sur le bouton des miliciens chiites houthis du Yémen, lesquels tiennent à portée de leurs missiles les installations pétrolières, mais aussi de désalinisation d’eau de mer, de l’Arabie saoudite.
Invasion moralement inacceptable
Pour l’instant, alors que Benyamin Netanyahou, Premier ministre politiquement irresponsable, engage toujours plus profondément son pays dans une invasion moralement insoutenable, les leaders arabes font pression sur Joe Biden pour qu’à son tour il contienne Israël, et les États-Unis font pression sur la Chine, le Qatar et le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane – qui a récemment repris langue avec le président Ebrahim Raïssi – pour qu’à leur tour ils fassent de même avec l’Iran.
En 1914, rappelle Gideon Rachman dans le Financial Times, la Première Guerre mondiale a éclaté par inadvertance alors même qu’aucun des dirigeants européens ne voulait qu’elle éclate et que tous multipliaient les efforts pour l’éviter. Pour ne pas que l’histoire se répète, il n’est qu’une solution : qu’Israël rengaine ses « épées de fer » qui ne mènent qu’au chaos, et que le monde se rende compte qu’une fois Gaza réduite à un champ de ruines, la question palestinienne en tant que facteur politique se posera encore et toujours, avec de plus en plus d’acuité.
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