En Tunisie, la guerre Israël-Hamas vire à la crise institutionnelle
En indiquant que la loi tunisienne contient déjà toutes les dispositions nécessaires, le président Kaïs Saïed pensait mettre fin aux débats parlementaires visant à criminaliser tout acte de normalisation avec Israël. Il n’empêche : les députés ne l’entendent pas de cette oreille.
Entre Carthage et le Bardo, rien ne va plus. L’entente entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif achoppe sur un projet de loi qui criminalise la normalisation des relations avec Israël. Le 2 novembre, en séance plénière, deux articles d’un texte qui en comporte cinq ont été adoptés sans que le quorum ait été respecté. La situation devenant chaotique, et face à un hémicycle en ébullition, Brahim Bouderbala, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), a suspendu la séance, puis usé de tous les moyens pour qu’elle ne reprenne pas. Du moins jusqu’à ce que le président de la République, Kaïs Saïed, se prononce.
Il s’agit d’un temps fort dans la vie politique du pays. Pour la première fois, l’entente sacrée, ou plutôt l’adhésion totale à Kaïs Saïed qu’affichait jusque-là l’Assemblée se fissure. Nul ne s’attendait à ce qu’un Parlement, entré en fonction le 14 mars 2023 et élu avec 11,2% des suffrages, l’un des scores les plus bas au monde, tienne tête à celui qui en a dessiné les contours – mais en a aussi réduit les pouvoirs.
Faux-semblants et dissensions
La graine de la démocratie aurait-elle germé sur le terreau de cet improbable hémicycle ? Les députés sont-ils à ce point irrités par leur faible marge de manœuvre et las de leur rôle de figuration qu’ils mettent à profit un désaccord pour dénoncer les pressions de l’exécutif ? La cause palestinienne, en tout cas, devient une affaire de politique intérieure tunisienne.
La vitrine d’un régime mis en place à grands renforts de consultations nationales et de référendums, proposant une démocratie directe se fendille ainsi un peu plus, laissant apparaître son lot de faux-semblants et de dissensions. De quoi piquer au vif Kaïs Saïed, publiquement contré, pour la première fois, par un hémicycle qui ne lui est finalement pas tout acquis.
Le président n’avait pas anticipé une telle crise. Dans une allocution diffusée dans les médias officiels, le 3 novembre, celui qui n’avait cessé d’asséner, au cours de sa campagne électorale en 2019 et de ses premiers mois de mandat, que la normalisation avec « l’occupant sioniste » équivalait à un acte de haute trahison, rétropédale. Aujourd’hui, il estime que la guerre à mener est une guerre de libération de la Palestine, point à la ligne.
Selon lui, l’affaire de la normalisation avec Israël est déjà entendue. D’abord, parce que la Constitution énonce déjà que la Tunisie est « garante des droits des peuples opprimés à l’autodétermination, conformément aux codes internationaux » pour affirmer « le droit du peuple palestinien à libérer sa terre et à y construire son État avec Al Qods (Jérusalem) pour capitale ». Ensuite, parce que l’arsenal juridique existe, à commencer par l’article 60 du Code pénal, qui traite de la haute trahison.
Rebuffade des députés
« Je réitère mon attachement à la qualification de [la normalisation avec Israël comme un acte de] haute trahison », précise Kaïs Saïed. Mais, en clair, il signifie aux députés que leur démarche est inutile, et même dangereux pour les intérêts du pays : à quoi bon un nouveau texte criminalisant l’établissement de relations avec Tel Aviv puisque le corpus juridique existant suffit ? Des arguments qui n’ont apparemment pas convaincu les députés.
À huit semaines des élections du Conseil des districts et des régions (la seconde chambre), et à un an de la présidentielle, la crise politique est ouverte. Et les députés, jusque-là assez timorés, n’hésitent plus à dénoncer le comportement du président de l’ARP, son non-respect des procédures et son asservissement au palais de Carthage. Pas certain, d’ailleurs, que cette analyse soit la bonne : Brahim Bouderbala a toujours su tirer son épingle du jeu, quitte à sembler servile, pour se maintenir au perchoir.
Cette crise est en tout cas sans précédent. Les élus ne se sont rebellés ni contre les pénuries alimentaires, ni contre la régression des libertés, ni contre le projet de loi (en cours d’examen) mettant en coupe réglée les associations, ni contre les décisions qui engagent le pays, prises sans les concerter, comme certains prêts ou comme le mémorandum signé avec l’Union européenne, ni contre une loi de finances 2024 aux ressources obscures. Ils s’insurgent, en revanche, contre le président de l’ARP lorsque celui-ci applique les consignes du Palais plutôt que de laisser les travaux législatifs suivre leur cours.
Le projet de loi « contre la normalisation avec l’entité sioniste » avait été proposé, en juillet 2023, par les quinze députés de La Ligne nationale souveraine, un bloc qui se revendique de la gauche panarabe. L’initiative n’est pas nouvelle, plusieurs tentatives de ce type ont déjà été proposées depuis 2011, sans succès. Cette fois, les élus pensaient que la voie était libre : un président qui, dès sa campagne électorale, fait de la cause palestinienne un sacerdoce tunisien, une dénonciation officielle de l’occupation de la Palestine par Israël, et l’idée qu’il doit exister qu’un seul État, l’État palestinien. Un seuil d’exigence que les Palestiniens eux-mêmes jugent peu réaliste et une solution qui n’st pas celle prônée par le droit international, auquel la constitution tunisienne fait référence.
Le déclenchement des hostilités entre le Hamas et Israël, le 7 octobre dernier, a hâté l’examen du projet de loi. Le texte a rapidement franchi les étapes de la procédure. Il a été examiné par la Commission parlementaire des droits et des libertés sans que le gouvernement n’en fasse vraiment cas. Sollicités pour avis, les ministères des Affaires étrangères et de la Justice ont négligé les invitations de l’ARP, qui a poursuivi ses travaux jusqu’à la séance plénière, au cours de laquelle le texte devait être voté.
Situation périlleuse
Maintenant que le président Saïed a rendu publique sa position, les élus porteurs du projet (rejoints par certains de leurs collègues, le tout constituant un groupe d’un peu moins de 100 députés, sur 161) ont assuré qu’ils iraient jusqu’au bout et ne traiteraient d’aucun autre sujet avant d’avoir mis au vote ce projet de loi. Certains envisagent de retirer leur confiance à Brahim Bouderbala, d’autres examinent les conséquences de ce bras de fer. « On dirait que les élus, déçus par un exécutif qui agit comme si l’Assemblée ne servait qu’à valider les décisions du gouvernement, ont décidé de révéler les dysfonctionnements d’une démocratie de façade, qui montre ses limites à la première épreuve », commente un politologue.
Quitte à mettre la Tunisie dans une situation périlleuse, puisque la loi que les députés souhaitent adopter est incompatible avec les textes régissant les relations internationales de la Tunisie ainsi que ses échanges économiques et commerciaux. Elle prévoit en effet qu’il suffirait d’assister à une rencontre où des représentants d’Israël seraient présents, d’introduire en Tunisie des produits fabriqués par une firme ayant des capitaux israéliens, ou tout simplement de contacter un ami palestinien en territoire israélien pour être reconnu coupable du crime de « normalisation » et passible de lourdes peines. « À ce rythme, nous ne siégerons plus aux Nations unies et nous nous priverons de plusieurs médicaments et produits agricoles essentiels », note un diplomate.
D’un point de vue strictement légal, Kaïs Saïed aurait pu se contenter de ne pas signer la loi, qui, sans son paraphe, est de facto invalide. La crise institutionnelle aurait pu se régler ainsi, sans que personne n’y trouve à redire. Mais, maintenant que le bras de fer est engagé, le dernier mot revient encore – aux termes de la Constitution – au président. S’il rejette la loi, il rompt avec l’hémicycle. S’il l’approuve, il met le pays en fâcheuse posture sur la scène internationale. Une position infernale, à moins que les députés ne fassent marche arrière, en y mettant les formes. Kaïs Saïed – qui a aussi la possibilité de renvoyer le texte aux députés afin que ceux-ci l’examinent à nouveau – détient de toute façon tous les pouvoirs et peut dissoudre l’Assemblée récalcitrante. Il y serait d’autant plus enclin qu’on le dit personnellement affecté par ce désaveu.
« Pour que cette crise éclate aussi soudainement, c’est qu’elle devait couver. À moins qu’elle n’ait été instrumentalisée par des partis qui attendent davantage de Kaïs Saïed », remarque un constituant. Le 2 novembre, le chef de l’État a assuré que l’intellectuel français Bernard-Henri Lévy avait fait des allers-retours entre Paris et Tunis au lendemain de la révolution de 2011 et qu’il aurait même assisté à la rédaction de la Constitution. « On ne peut tolérer [ce type de] sous-entendus évasifs, qui jettent de l’huile sur le feu bien inutilement. Ces questions n’ont pas seulement [un impact sur l’avenir politique de] Kaïs Saïed. Elles concernent avant tout la Tunisie », conclut l’ancien député.
Griefs concrets
Cette allusion qu’a faite le président de la République à de supposées ingérences du philosophe français aurait pu passer inaperçue. Mais les Tunisiens sont agacés par l’accumulation de ce type d’approximations, par la manière dont on se perd dans les détails alors que les médicaments manquent, que le pain ou le riz se font rares, et que la sécheresse frappe les agriculteurs sans que les autorités ne songent à décréter l’état de catastrophe naturelle. Un exemple : le prix du litre d’huile d’olive culmine à plus de 25 dinars (7,30 euros). De quoi alimenter toute une série de griefs concrets, bien loin des manœuvres institutionnelles. « Et la cause tunisienne, qui s’en occupe ? On ne s’en sort déjà pas avec une présidence et une seule assemblée, alors que dira-t-on quand il y aura deux chambres ? », ironise un étudiant qui vient de recevoir un message de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) lui rappelant les délais à respecter pour pouvoir se porter candidat aux élections locales de décembre.
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