Abdoulaye Bathily : « La plupart des leaders libyens ne veulent pas d’élections »
Depuis septembre 2022, l’ancien ministre sénégalais représente l’ONU en Libye et tente, après ses six prédécesseurs, de ramener autour de la table des négociations des personnalités qui s’opposent depuis 2011. Une mission complexe, que l’éclatement d’une nouvelle guerre à Gaza a rendu plus délicate encore.
L’ACTU VUE PAR… – Depuis plus d’un an déjà, Abdoulaye Bathily s’est attelé à un tâche qui a déjà épuisé nombre de diplomates chevronnés avant lui : ramener à la table des négociations les chefs des différentes factions libyennes, mettre fin au règne des milices et, surtout, organiser enfin les élections libres et transparentes que le pays attend depuis 2021. Une mission difficile, sinon impossible, à laquelle l’ancien ministre sénégalais consacre pourtant toute son énergie, voyageant de capitale en capitale pour convaincre les pays intéressés par ce qui se passe en Libye – et ils sont nombreux – à l’aider à apaiser la situation.
Le 23 décembre, il a à nouveau convié l’ensemble des représentants des différentes factions libyennes à se réunir afin d’évoquer les problèmes et désaccords qui empêchent encore l’organisation d’élections dans le pays et d’élaborer un calendrier électoral accepté par tous.
Remettre de l’ordre dans le chaos libyen
Depuis 2013 et sa mise en retrait de la vie politique de son pays, Abdoulaye Bathily a multiplié les missions pour l’ONU : au Mali, au Gabon ou à Madagascar. Il a aussi brigué la présidence de l’UA, mais a dû s’incliner face à Moussa Faki Mahamat. Des expériences qui ne seront pas de trop pour aider cet historien de formation à mettre de l’ordre dans le chaos libyen. Et surtout à organiser enfin les élections tant attendues.
Jeune Afrique : Beaucoup de diplomates avant vous se sont épuisés en tentant de faire dialoguer les différentes forces qui contrôlent la Libye. Le conflit qui a éclaté le 7 octobre entre le Hamas et Israël est-il venu compliquer une mission déjà difficile ?
Abdoulaye Bathily : C’est évident. N’oublions pas que quelques semaines avant l’attaque du Hamas, la ministre libyenne des Affaires étrangères a été démise de ses fonctions à la suite d’une rencontre avec son homologue israélien, à Rome. Les problèmes existaient donc avant le déclenchement de la guerre. Et bien sûr, aujourd’hui, la situation à Gaza a des conséquences en Libye, comme elle en a dans toute la région.
On a coutume de dire que la résolution du conflit libyen est compliquée par les trop nombreuses ingérences étrangères dans le pays. Est-ce votre opinion, et cela a-t-il une influence sur votre façon de travailler ?
Je voyage beaucoup, je fais des tournées régionales et internationales pour rencontrer les acteurs ayant des intérêts dans le conflit, et ils sont nombreux. Mais contrairement à la plupart de mes prédécesseurs, je suis basé à Tripoli. En octobre, j’ai fait une tournée afin de rencontrer les responsables turcs, émiratis, qataris. J’étais à Tunis début novembre : la Tunisie est le voisin et nous y avons un bureau de liaison. Au plan régional, il faut aussi compter avec l’Égypte, l’Algérie, le Maroc… Je me suis aussi rendu dans les principales capitales européennes – Londres, Paris, Berlin, Moscou – pour évoquer la situation, et nous échangeons aussi avec les États membres du Conseil de sécurité des Nations unies.
Les interventions étrangères sont une réalité, bien sûr. Il faut se souvenir qu’en 2011 déjà, c’est une coalition internationale qui est intervenue et qui a fait tomber le régime libyen. Mais trop souvent, cet argument des ingérences extérieures est aussi un moyen commode pour les responsables libyens de cacher leurs propres manquements.
Qui sont, à vos yeux, les pays les plus influents en Libye, et qu’y cherchent-ils ?
Tous les pays que je vous ai cités y ont une influence. Compte tenu de la position de la Libye, compte tenu aussi de l’énorme potentiel de son économie, beaucoup de pays s’intéressent à son sort. Songez que malgré la situation qui y règne, la Libye continue à produire 1,2 million de barils de pétrole par jour. Pour un pays de 6 millions d’habitants, c’est colossal ! Les enjeux sont donc immenses, surtout depuis le déclenchement du conflit en Ukraine.
Et puis il y a le cas particulier des voisins les plus proches : Soudan, Tchad et Niger. En ce qui les concerne, la situation est aussi compliquée par le fait qu’il y a sur le territoire libyen des groupes armés venus de ces trois pays, recrutés par des milices libyennes pour combattre à leur côté. En mars dernier, j’ai fait une tournée dans ces trois pays pour évoquer ce problème, le but étant que ces groupes quittent la Libye, et nous étions parvenus à adopter un plan de travail avec les trois pays. Mais quelques jours après mon départ, les affrontements ont éclaté au Soudan… Et les événements qui se déroulent au Niger ne permettent pas non plus à Niamey de s’engager dans le processus comme nous l’espérions.
Vous expliquez que le problème n’est pas seulement politique, mais aussi sécuritaire. Comment cela se manifeste-t-il ?
Le problème c’est qu’il n’existe pas aujourd’hui en Libye une armée nationale qui contrôlerait le territoire. Les milices jouent un rôle prédominant, notamment à l’ouest. À l’est c’est l’armée de Khalifa Haftar qui est présente, mais là aussi il y a des tensions. Au sud ce sont des groupes de mercenaires – souvent renforcés par des hommes venus des trois pays voisins que je viens d’évoquer – qui écument les campagnes… La population ne veut plus de tout cela.
Nous avons commencé à répertorier ces groupes armés, à évaluer leur nombre, la qualité de leur armement, les zones où ils opèrent, dans le but d’organiser leur retrait et de préserver le sud du pays de leurs incursions. Nous avons obtenu des résultats intéressants en termes de maintien du cessez-le-feu et nous avons réussi à dialoguer avec les milices, ce qui n’était pas arrivé depuis 2011. Mais c’est insuffisant et cela le restera tant qu’il n’existera pas dans le pays une autorité politique nationale.
La priorité absolue reste donc toujours de parvenir à organiser des élections dans le pays ?
Bien sûr. C’est absolument prioritaire. Depuis 2011, la Libye n’a pas connu de gouvernement stable, légitime. On se retrouve avec deux gouvernements rivaux, un Parlement dont le mandat a expiré. Les autorités de Tripoli, avec lesquelles les instances internationales sont en contact, devaient organiser des élections en 2021, mais celles-ci n’ont jamais eu lieu. Il faut des élections pour désigner une autorité unifiée, un président, un parlement dont le mandat est renouvelé. Sans cela le pays ira vers toujours plus de fragmentation.
Depuis l’échec de décembre 2021, nous essayons de relancer le processus, mais le problème c’est que la plupart des leaders institutionnels n’en veulent tout simplement pas. Ce qui les intéresse c’est la manne pétrolière, c’est de continuer à s’assurer l’accès à une partie de cette ressource.
Un accord a été conclu au printemps 2023 afin de faire avancer le processus électoral. Malheureusement il ne semble pas suffisant ?
Oui, nous avons mis sur pieds un comité interparlementaire, dit « 6+6 », qui s’est réuni au Maroc et a adopté des lois électorales. Le problème c’est que ces lois étaient insuffisantes, voire inapplicables. En septembre, on a abouti à une nouvelle version, mais celle-ci pose encore des problèmes.
Quel genre de problèmes ?
La loi prévoit par exemple que pour l’élection présidentielle, un deuxième tour est obligatoire quels que soient les scores du premier tour. Imaginez : même si un candidat réunit 60 % au premier tour, il y en aurait un second ! C’est juste un signe du manque de confiance entre les différents acteurs. La loi dit aussi que la présidentielle et les législatives doivent avoir lieu en même temps et que si, quel qu’en soit le motif, la présidentielle n’a pas lieu, les législatives seront annulées. Là encore, c’est en raison de la défiance entre les parties.
Les textes prévoient aussi qu’un gouvernement unifié soit formé avant d’organiser les élections. Mais il n’y a aucun accord entre les différents acteurs pour cela, donc la Chambre des représentants se propose de nommer ce gouvernement. Le problème c’est qu’elle l’a déjà fait en créant le gouvernement Bachagha, et ça n’a pas du tout fonctionné. À ce stade, nous tentons donc de faire dialoguer les cinq principaux acteurs, à savoir les présidents des deux chambres, le général Haftar, le Premier ministre Abdelhamid al-Dabaiba et le Conseil présidentiel, créé en 2021 pour représenter les trois grandes régions. Mais nous nous heurtons à énormément de réticences.
Avez-vous néanmoins le sentiment que les discussions progressent ?
Oui. Le 23 novembre, après des échanges très approfondis avec toutes les parties en présence, nous avons formulé une nouvelle proposition. Nous avons demandé à tous les responsables de désigner des représentants qui seront chargés de participer en leur nom à une réunion préparatoire dont l’objet sera de passer en revue tous les points d’achoppement qui empêchent encore la mise en place d’un processus électoral. Le but de cette réunion sera de discuter d’un calendrier électoral et des points qui restent à régler, afin de préparer une conférence à laquelle participeront les dirigeants eux-mêmes.
C’est un progrès car c’est la première fois, depuis l’échec du scrutin de décembre 2021, qu’un cadre constitutionnel et légal est mis en place pour organiser des élections. Et pour que ce processus demeure aussi inclusif que possible, je vais, parallèlement, mener des entretiens avec d’autres membres influents de la société libyenne pour m’assurer que leurs propositions soient bien prises en compte. Nous parlons ici de représentants des partis politiques, d’acteurs militaires et sécuritaires, de notables et de chefs traditionnels, d’universitaires, mais aussi de représentants de la société civile, en particulier les femmes et les jeunes.
Les dramatiques inondations de Derna, qui ont fait des milliers de morts, ont-elles eu des conséquences sur la situation politique ?
Derna est malheureusement symptomatique de la situation du pays. Quand l’ouragan a frappé, le monde entier s’est mobilisé pour apporter son aide, la population des autres régions libyennes a fait preuve de solidarité, mais la classe politique, elle, a été incapable de s’unir, de se coordonner. Aujourd’hui on parle de reconstruction, et sincèrement les moyens existent, la Libye est potentiellement très riche. Mais encore une fois, chacun agit dans son coin. Chaque autorité annonce un budget consacré aux travaux et exige que la banque centrale le lui remette. Ça se limite à ça. Et démontre l’absence d’unité et de sens des responsabilités de la classe politique. La population est excédée…
Avez-vous parfois le sentiment d’avoir accepté le pire job du monde ?
Certainement, oui. C’est extrêmement difficile. Mes prédécesseurs ont fait ce qu’ils ont pu et moi-même je ferai au mieux. Aujourd’hui nous tentons d’organiser des élections, mais les Nations unies ne veulent surtout pas que ce processus crée encore plus d’instabilité ou fasse couler plus de sang. La volonté des Libyens doit pouvoir s’exprimer, mais pour cela il faut que les leaders de ce pays décident de prendre leurs responsabilités. C’est cela, et non, comme ils répètent à l’envi, des interventions extérieures, qui empêche la Libye de sortir de la crise dans laquelle elle se débat depuis douze ans.
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