En Tunisie, Abderrahim Zouari et Marwane Mabrouk en garde à vue
L’arrestation des deux grands patrons, dont l’un a été ministre sous Ben Ali tandis que l’autre est son ancien gendre, ressemble à une étape de plus dans une vague de répression généralisée.
Nouveau coup de théâtre à Tunis. Dans la soirée du 7 novembre, les autorités ont annoncé coup sur coup le placement en garde à vue de Marwane Mabrouk, ancien gendre de Ben Ali et poids lourd de l’industrie tunisienne avec notamment la filiale locale de l’opérateur Orange, ainsi que d’Abderrahim Zouari, ancien ministre et vice-président de Stafim, représentant de Peugeot en Tunisie. Deux hommes en vue, pourvoyeurs d’emplois et représentant des intérêts économiques français. Soit des cibles de choix pour les populistes dont la voix est actuellement prépondérante en Tunisie.
Le cas de Marwane Mabrouk n’a pas réellement surpris le monde des affaires : depuis le début de l’été, ceux qui naviguent dans les arcanes de Carthage annonçaient régulièrement l’imminence d’une action à son encontre. Lui-même se savait dans le collimateur d’un pouvoir décidé à faire table rase du passé, estimant que les opérateurs économiques se sont rendus largement coupables de collusion avec l’ancien régime.
Des accusations qui reprennent le discours populiste officiel qui sous-entend que les nantis sont des traîtres à la patrie et des corrompus. Une ambiance délétère, dans un contexte de précarité économique, qui ne présage rien de bon pour le secteur privé. Mais Kaïs Saïed n’en a cure, lui qui associe la propriété au vol, et préfère se référer à des notions économiques archaïques où il est question de coopérative et d’État providence. Sans parler de son initiative de conciliation pénale censée permettre de récupérer des sommes importantes mais qui n’a, pour l’heure, abouti à rien.
Traque aux gros sous
En attendant, les pressions sont telles sur les patrons que l’organisation qui les représente fait profil bas et se tait. Marwane Mabrouk, 51 ans, a le profil idéal pour ce que certains entrepreneurs décrivent comme une chasse aux sorcières, mais qui ressemble plus à une traque aux gros sous pour remplir des caisses de l’État désespérément vides. Ancien gendre de Ben Ali, il est soupçonné d’avoir bénéficié de passe-droits, alors qu’il est à la tête d’une fortune familiale bâtie sur les investissements de son père, Ali, notamment dans l’agro-alimentaire.
Les trois fils, Marwane, Ismaïl et Mohamed Ali ne sont pas rentiers pour autant mais bien entrepreneurs, attachés à développer et à diversifier un groupe qui réalise plus d’un milliard d’euros annuels de chiffre d’affaires et emploie plus de 20 000 personnes. Difficile de prouver que l’on a affaire à du business sale, d’autant que le secteur privé tunisien a montré une résilience exemplaire depuis 2011 et qu’il a également contribué à maintenir le pays à flot. Mais rien n’y fait, la caste des tycoons insupporte le locataire de Carthage, dans ce qu’elle constitue un univers à l’opposé de la sphère des universitaires à l’ancienne qui lui est familière.
Trophée du peuple
Pour accuser les chefs d’entreprise, le président s’appuie sur le rapport produit en 2011 par la Commission Abdelfattah Amor en charge des dossiers de corruption et de malversations, qui reste une compilation très approximative basée uniquement sur les documents qu’elle a trouvés à l’époque. Pour certains, ce rapport est même un règlement de comptes, d’autant que certains hommes d’affaires importants de l’ancien régime n’y figurent pas.
Surtout, Kaïs Saïed reste persuadé que c’est là, chez les riches entrepreneurs du pays, qu’est dissimulé l’argent, le trophée qu’il imagine restituer au peuple dans un acte de justice. Mais en s’attaquant à certains revenus générés de façon absolument légale – comme dans le cas de Marwane Mabrouk – , le pouvoir risque à la fois de taper à côté, et de se trouver écarté des réseaux d’investissement internationaux. « On ferait bien de s’occuper des pertes abyssales des entreprises publiques et de les réformer sérieusement plutôt que de courir derrière ceux qui travaillent. Au contraire, il faudrait leur faciliter la tâche », lance un producteur de logiciels.
Le cas Mabrouk est d’ailleurs en passe de devenir emblématique : selon son avocat, Lamjed Nagati , l’entrepreneur est accusé pour la gestion d’entreprises saisies par l’État, et non pour blanchiment comme mentionné par certains médias. Conformément à la loi tunisienne, sa garde à vue peut durer cinq jours, et est renouvelable deux fois.
L’homme aux 3 000 milliards
L’affaire évoquée remonte à 2012. À l’époque, tous les biens de Marwane Mabrouk avaient été saisis, sauf sept entreprises dont l’origine et la légitimité avaient été prouvées. Malgré ces expertises, l’État a ensuite lancé en 2017 une nouvelle saisie sur ces entités, dont Orange. Une décision à laquelle Mabrouk s’est opposé en 2019. La situation est d’autant plus gênante que l’homme est propriétaire de ces entreprises, et que trois jugements définitifs en sa faveur ont déjà été rendus.
De démarches en plaintes, Marwane Mabrouk n’a pas vraiment connu de répit judiciaire depuis 2011. Cela ne l’a pas empêché de continuer à investir, notamment dans l’hôtellerie. Récemment, il espérait en finir avec ces années de suspicions et avait consenti à soumettre l’ensemble de ses affaires judiciaires au nouveau processus de conciliation pénale, qui clôt les dossiers des délits et crimes économiques moyennant des pénalités et des investissements dans des grands projets dans les régions démunies du pays. C’est lui, « l’homme aux 3 000 milliards » évoqué par l’une des magistrates de la commission de conciliation pénale, qui faisait pour l’occasion une confusion entre millions de dinars et milliards de millimes. Bref, l’homme au gros chèque. Selon son avocat, la commission de conciliation a demandé pas moins de 800 millions de dinars. Une somme exorbitante que personne ne possède en Tunisie.
Par ailleurs, le processus de conciliation pénale en cours n’a pas empêché Marwane Mabrouk d’être également auditionné le 1er septembre 2023 par les agents du Pôle judiciaire financier pour « des délits financiers complexes liés au dossier des biens confisqués ». Puis de nouveau le 2 octobre, par le premier magistrat instructeur de ce pôle, au sujet de la levée du gel de ses avoirs par l’Union Européenne en 2017.
Sa garde à vue du 7 novembre est-elle l’indice d’un échec de la conciliation pénale dont le mandat expire le 11 novembre, et d’une reprise à venir des enquêtes ? Rien n’est sûr. Faute de résultats probants, ladite commission peut être reconduite encore une fois pour atteindre, à quelques mois de l’élection présidentielle, l’objectif de 12 milliards que lui avait fixé Kaïs Saïed. Un chiffre là encore basé sur le rapport de la commission Abdelfattah Amor, dont nul n’ignore plus désormais à quel point il est obsolète.
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