En Afrique, la résistance aux antipaludiques n’est pas une fatalité
De nombreuses études font état d’une résistance partielle aux traitements contre le paludisme. Pourtant, le continent peut endiguer le phénomène. À condition de réagir vite, selon un trio d’experts de l’African Leadership for Act Resistance Mitigation*.
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Collectif d’experts de l’African Leadership for Act Resistance Mitigation
Publié le 10 novembre 2023 Lecture : 6 minutes.
Au cours des années 1980 et 1990, l’Afrique a été confrontée à un défi inquiétant : la chloroquine, traitement de première intention du paludisme, est rapidement devenue inefficace. La sulfadoxine/pyriméthamine (ou SP), un autre médicament introduit durant cette période, a vite connu le même sort. Néanmoins, au début des années 2000, la communauté mondiale du paludisme a répliqué avec le déploiement d’une nouvelle famille de médicaments antipaludiques – des traitements combinés à base d’artémisinine (ACT).
Depuis, de concert avec des outils de lutte antivectorielle comme les moustiquaires imprégnées d’insecticide, les ACT ont transformé la lutte contre le paludisme en Afrique. L’ensemble a contribué à faire baisser à rapidement les cas et le nombre de morts. En effet, plus de 2 milliards de cas de paludisme ont été évités à travers le monde depuis le début du siècle, et, en Afrique, le taux de mortalité lié au paludisme a diminué de plus de 60%.
Résistance à l’artémisinine
Bien que six ACT soient actuellement recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’artéméther-luméfantrine (AL) est administré pour traiter 80% à 90% des cas sur le continent africain. Il s’agit d’un traitement abordable, dont le coût est de 0,30 centimes de dollar pour un traitement pédiatrique et de 0,60 centimes de dollar pour les adultes. Ce traitement de première intention étant le plus administré en Afrique, le continent est fortement tributaire de l’AL pour contenir la maladie.
Cependant, son efficacité est menacée ; depuis 2020, plusieurs études confirment l’émergence d’une résistance partielle à l’artémisinine – ce qui retarde l’efficacité du traitement à éliminer le parasite – dans un nombre croissant de pays africains, notamment au Rwanda, en Ouganda, en Tanzanie et en Éthiopie. Tout cela sape les efforts visant à endiguer et à éradiquer le paludisme en Afrique. En effet, selon des chercheurs de l’Imperial College (Londres), si la résistance partielle à l’artémisinine s’étendait, nous pourrions être confrontés à 16 millions de cas supplémentaires chaque année, ce qui représenterait un coût annuel d’environ 1 milliard de dollars pour le continent africain.
Le monde ne peut tout simplement pas se payer le luxe de l’inaction. Une résistance totale à l’artémisinine serait une véritable catastrophe de santé publique. L’OMS a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme. En 2022, elle a lancé une Stratégie de riposte face à la résistance aux antipaludiques en Afrique, qui comporte une série de dispositions, parmi lesquelles une surveillance accrue, le renforcement des mesures de lutte antivectorielle ainsi que des efforts soutenus en matière de recherche et d’innovation. Même si des solutions de rechange aux ACT sont en cours de développement, il faudra attendre plusieurs années avant que ces nouvelles thérapies ne soient disponibles. Il est donc urgent d’agir.
Diversifier l’utilisation des ACT
L’une des recommandations édictées dans la Stratégie de l’OMS, potentiellement applicable dès maintenant, consisterait à diversifier l’utilisation des ACT pour réduire la dépendance à l’égard de la seule AL et, ainsi, optimiser la durée de vie thérapeutique des médicaments existants.
Bien que l’AL soit une option particulièrement rentable, il existe déjà tout un éventail de médicaments qui peuvent être utilisés pour combattre le paludisme sur le continent africain afin de limiter la pression sur l’AL et de préserver l’efficacité de l’artémisinine. Cette diversification s’appuie sur le déploiement de traitements de première intention multiples (MFT). Cela implique que l’on utilise deux ou plusieurs médicaments de première intention pour faire en sorte que les parasites ne développent pas une résistance.
On peut déployer ces médicaments de plusieurs façons. L’une d’entre elles est fondée sur l’alternance des traitements antipaludiques de première intention à des intervalles réguliers. D’autres approches comprennent une stratification, dans le cadre de laquelle différents traitements sont administrés à des groupes de patients distincts (par exemple, des enfants de moins de 5 ans reçoivent le médicament A, les enfants plus âgés et les adultes bénéficient du médicament B, et le médicament C est proposé aux femmes enceintes), selon les zones géographiques (par exemple, différents traitements sont distribués dans des régions avoisinantes afin de réduire la pression médicamenteuse sur un seul ACT).
Même si les MFT n’ont pas encore été distribués à l’échelle nationale, des études pilotes prometteuses, menées au Burkina Faso en 2020 et au Kenya en 2022, ont confirmé que la faisabilité de cette stratégie et l’acceptabilité des MFT, et ont fourni un modèle que d’autres pays peuvent adapter à leur propre contexte.
Le coût de l’inaction
Les deux études pilotes se sont largement concentrées sur les aspects pratiques de l’utilisation des « nouveaux » médicaments. L’implication proactive des parties prenantes, la formation complète et régulière de l’ensemble des agents de santé, la révision des outils permettant d’établir des rapports, ainsi que la coordination rigoureuse de la logistique (dépôts de médicaments, au niveau national et à l’échelon régional) se sont révélées essentielles au succès du déploiement.
Les traitements alternatifs peuvent être plus coûteux que l’AL, et, de ce fait, le coût global des produits pharmaceutiques peut aussi être plus élevé. Pour relever ce défi, des partenaires, parmi lesquels MMV, MedAccess, l’Institut Medicines for All (M4ALL) ou la Fondation Bill & Melinda Gates travaillent avec des fabricants de médicaments génériques pour réduire le prix des autres ACT à court terme et à moyen terme, pour faire baisser les coûts des principes pharmaceutiques actifs (API) et pour accroître la capacité de production des génériques.
Objectif à long terme : parvenir à une meilleure parité des prix entre les différents ACT. Néanmoins, compte tenu de la menace de voir se constituer une résistance aux ACT, les hausses modiques du coût des médicaments et de la logistique doivent être comparées avec le coût de l’inaction, qui pourrait anéantir des décennies de progrès.
Le fondement scientifique de l’efficacité des MFT pour atténuer la résistance repose également sur une modélisation qui, bien que solidement étayée, n’a pas encore été validée. C’est pourquoi l’une des principales recommandations tirées des études pilotes est que les pays qui déploient les programmes de MFT devront inclure le suivi des marqueurs de résistance pour évaluer l’impact réel des MFT. Cette génération de données à grande échelle sera utile pour établir des lignes directrices, tant au niveau de l’OMS qu’au niveau national.
Une approche concertée
Afin de distribuer les MFT en Afrique de manière adéquate et de retarder le plus possible la propagation de la résistance à l’artémisinine, la mobilisation des pays, des chercheurs et de la communauté scientifique au sens large sera cruciale. Une collaboration inter-étatique sera essentielle pour un partage d’expérience et pour veiller à ce que les programmes de MFT fassent l’objet d’une coordination au-delà des frontières nationales.
Pour répondre à ces besoins, le partenariat ALARM (African Leadership for ACT Resistance Mitigation Partnership) a été créé, en avril 2023. Il rassemble 13 pays africains et des partenaires engagés en faveur du développement de plans conduits par les pays en vue du déploiement des MFT à grande échelle.
La résistance aux antipaludiques représente une grave menace pour la lutte contre le paludisme. Le déploiement des MFT est fondamental pour permettre aux États africains de retarder la résistance et de préserver l’efficacité des traitements actuels aussi longtemps que possible. Le leadership africain sera également déterminant. Il faut donc agir dès maintenant.
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*Cette tribune est signée du Pr. Gilbert Kokwaro, de Strathmore University ; du Dr Issiaka Soulama, de l’Institut de recherche en sciences de la santé (IRSS), au Burkina Faso, et d’Adam Aspinall, directeur chargé de l’accès et de la gestion des produits, MMV.
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