Guerre Israël-Hamas : le silence complice de l’industrie musicale

Alors qu’ils s’étaient massivement mobilisés contre le meurtre raciste de l’Américain Georges Floyd, les artistes semblent frappés de mutisme face au drame palestinien. Au grand dam de Missy Ness, DJ et directrice musicale, qui les invite à un sursaut.

Une manifestante brandit un drapeau palestinien lors d’une manifestation en soutien à Gaza, à Paris, le 4 novembre 2023. © Pascal Sonnet/Hans Lucas/AFP

Une manifestante brandit un drapeau palestinien lors d’une manifestation en soutien à Gaza, à Paris, le 4 novembre 2023. © Pascal Sonnet/Hans Lucas/AFP

Missy Ness © Amédée Anglade

Publié le 11 novembre 2023 Lecture : 7 minutes.

Le 2 juin 2020, vos publications et vos photos de profil sur les réseaux sociaux se teintaient de noir : vous partagiez abondamment le hashtag “Blackout Tuesday” pour protester contre la mort de Georges Floyd, homme noir tué par un policier américain blanc. La question du racisme aux États-Unis et de son impact sur l’industrie musicale revenait alors au centre des discussions. L’appel à prendre position était largement suivi par les professionnels bien au-delà des frontières américaines. En France, nos collègues et collaborateurs actuels avaient relayé ce hashtag et le hashtag Black Lives Matter.

Une injustice est une injustice

Nous nous remémorons les discussions autour de l’histoire de la lutte contre le racisme et pour les droits civiques aux États-Unis. Certains, y compris dans le milieu rap, ne savaient pas que Black Panther était autre chose qu’un film Marvel sorti en 2018, et semblaient se faire une très vague idée de qui était Angela Davis. Beaucoup connaissaient Martin Luther King à travers son discours « I have a dream », mais n’étaient pas au courant qu’une des pierres angulaires de son action concrète fut une campagne de boycott des bus de Montgomery.

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Globalement, les professionnels de l’industrie musicale, même lorsqu’ils ne sont pas très au fait des questions raciales américaines, acceptent de prendre publiquement position, convaincus qu’une injustice est une injustice. De nombreuses personnes noires de cette industrie luttent depuis longtemps et agissent sur plusieurs fronts, notamment sur la valorisation de la richesse de leur héritage culturel. Sans nier que le racisme systémique est toujours présent et que les personnes issues de la diversité peinent à se faire une place au sommet de la pyramide de l’industrie, nous nous devons de féliciter et saluer les activistes qui réussissent régulièrement à relancer les discussions autour de la question du racisme contre les personnes noires dans le milieu professionnel. Pour dénoncer les violences policières, de très nombreux artistes, qu’ils soient directement concernés ou pas par la question, n’ont pas hésité à afficher leur engagement en signant des tribunes, en manifestant, en prenant la parole lors de leurs concerts et de toutes les autres manières possibles. Grâce, entre autres, à cet engagement de personnalités influentes, la lutte contre les brutalités policières est sortie du cadre restreint des quartiers défavorisés de France pour toucher largement l’opinion publique.

Depuis des années, nombre d’artistes et d’acteurs de l’industrie musicale essaient, avec plus ou moins de tact, de maintenir la Palestine dans l’esprit de leurs collègues, le plus souvent en leur intimant de refuser de se produire en Israël ou lors d’événements financés ou soutenus par des organisations étatiques israéliennes. Cet engagement contre la colonisation, l’occupation et les annexions de territoires est palpable même en période de statu quo : quand plus personne ne parle de la Palestine, nous restons vigilants. Nous continuons à appeler au boycott des scènes israéliennes et à exposer les raisons pour lesquelles nous le faisons : le boycott n’est pas une fin en soi, c’est un moyen. L’un des seuls moyens concrets et non violents dont nous disposons pour exprimer notre désapprobation de la politique coloniale d’Israël, laquelle a franchi un nouveau cap depuis l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite religieuse et suprémaciste. Nous essayons ainsi de vous persuader qu’il n’est ni normal ni anodin d’aller se produire à Tel-Aviv. Nous tentons également de vous faire comprendre qu’Israël dépense des millions de dollars pour adoucir son image aux yeux du monde. Quand vous vous y rendez, vous contribuez – certes, souvent malgré vous – à entretenir ce système de communication qui vise à faire oublier la politique israélienne, nourrie d’idéologie raciste, idéologie que vous dénoncez bien volontiers quand il s’agit des États-Unis.

Bons oppresseurs, mauvaises victimes

Ces appels à prendre position ont certainement été plus significatifs auprès des artistes et acteurs de l’industrie qui capitalisent sur une certaine tendance « musiques orientales », souvent marquée d’un fort trait exotique, et encore plus significatifs quand lesdits artistes ne sont pas issus de ces cultures. En effet, on attend du soutien de ceux qui jouissent de l’héritage culturel arabe sans subir les affres du racisme et de l’oppression. Le 7 octobre 2023, la Palestine a refait violemment irruption dans nos vies, et, surtout, dans les vôtres. Voilà que vous ne pouvez plus ignorer ce qui se passe. L’actualité vous rappelle à la question palestinienne, à la question coloniale, à l’occupation. Nous aimons voyager n’est-ce pas ? Nous aimons diffuser nos créations et partir en tournée à la rencontre de notre public à travers le monde, n’est-ce pas ? Le blocus de Gaza dure depuis 2007. Aujourd’hui, un jeune adolescent Gazaoui n’a jamais connu que cette fine bande de terre de 360 km2, où l’on manque de tout, même quand nul n’en parle.

Il ne s’agit pas ici de délivrer un cours d’histoire de la colonisation israélienne en Palestine. Vous êtes nombreux à en avoir une idée. Vous la connaissez parce qu’on vous l’a déjà racontée, et on vous a demandé de vous positionner, d’agir, d’interpeller vos publics et vos collaborateurs, d’interpeller vos élus, en particulier ceux qui ont récemment consacré beaucoup d’énergie à dénoncer le génocide des Ouïghours, la répression en Syrie, ou encore à militer pour l’accueil des réfugiés en France. On vous l’a répété : l’un de ne va pas sans l’autre, il n’y a pas de bonnes et de mauvaises victimes pas plus qu’il n’y a de bons et de mauvais oppresseurs. Vous le savez, parce que souvent « on a tout ramené à la Palestine ». On le sait, on se répète, on ne lâche pas l’affaire, on y croit encore, on veut que ça change et on est prêts à se faire ostraciser, et même à laisser tomber nos carrières. Nous le répétons quand plus personne n’en parle, car nous savons que, si nous nous taisons, la prochaine fois que le sujet refera surface de manière encore plus dramatique. Et c’est précisément ce qui se passe actuellement : on reparle de la Palestine maintenant que les habitants de Gaza sont à nouveau en train de se faire massacrer.

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« Un test moral décisif »

Une chronique de Mona Chollet a été publiée sur Mediapart le 29 octobre 2023. Elle met en lumière des réflexions essentielles, qui interpellent chez ceux d’entre nous qui sont de culture arabe, maghrébine ou musulmane : n’est-ce pas, au fond, la latence du racisme anti-Arabes et antimusulman, qui a pénétré les interstices de la société française, qui vous donne tant de mal à soutenir les Palestiniens ? Pour le dire autrement, vous aimez les Arabes quand ils vous font danser sur du raï, manger du houmous et quand vous marketez leurs cultures pour faire carrière ; pourquoi cela vous semble-t-il si difficile de les soutenir quand ils se font massacrer en Palestine ? Vous aimez les descendants d’immigrés algériens quand ils sortent des tubes rap qui enrichissent vos majors ; pourquoi avez-vous tant de mal à dénoncer les politiques coloniales, celles-là mêmes qui ont frappé leur nation pendant près d’un siècle ? Vous aimez le rap, la techno, le reggae, le jazz et la soul ; vous savez que ces musiques sont justement nées de la résistance à l’oppression, de la dénonciation du racisme et de l’apartheid ; pourquoi donc avez vous tant de mal à vous positionner ? Nous sommes perplexes de voir que des organisations créées, financées et destinées, entre autres, à favoriser la libre circulation des artistes restent aujourd’hui silencieuses face au drame de Gaza, alors même que la question de la liberté de circuler y est fondamentale.

Les musiques palestiniennes sont de plus en plus diffusées et de nombreux artistes palestiniens se sont fait une place dans le paysage musical international. Vous avez pu regarder des documentaires, lire des articles qui parlent de la vie et de la musique des artistes palestiniens ou même assister à leurs concerts dans les plus grands festivals comme lors d’évènements plus confidentiels. Certains d’entre vous travaillent avec des collègues palestiniens dans des maisons de disques, de distribution, ou sur des plateformes de streaming musical. Il existe aujourd’hui une large gamme d’outils dont vous pouvez vous servir pour parler de la Palestine, informer et sensibiliser votre entourage sur cette question et, ce faisant, le sensibiliser plus largement à la question coloniale et au racisme, car, encore une fois, l’un ne va pas sans l’autre. Alors, servez-vous-en ! Ces outils ont été construits d’abord pour soutenir le talent et la créativité des artistes palestiniens. Mais aussi pour que, à travers des canaux qui vous ressemblent, vous vous sentiez libre d’utiliser votre notoriété d’artiste pour dénoncer l’oppression que subit le peuple palestinien et contribuer ainsi à donner une chance à la paix.

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Chères et chers collègues de l’industrie musicale, il y a aujourd’hui urgence à se positionner au regard de ce qui se passe à Gaza et de ce qui se profile dans l’ensemble des territoires palestiniens occupés. Car, comme l’a récemment déclaré Angela Davis, « la Palestine est un test moral décisif pour le monde. »

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