Delphine Traoré : « L’inclusion financière pour un grand groupe veut aussi dire rester dans le pays peu importe le contexte »

Quelques jours avant l’ouverture de l’AFIS, la directrice générale General Insurance de SanlamAllianz partage sa vision de l’industrie financière africaine, et plus largement de l’économie fragilisée par des facteurs exogènes persistants.

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Publié le 11 novembre 2023 Lecture : 8 minutes.

L’ACTU VUE PAR – Ce fut l’opération de l’année dans le monde de l’assurance, et l’une des plus importantes de la finance en général : au mois de septembre dernier, le géant panafricain Sanlam – présent dans une trentaine de pays africains – et l’allemand Allianz – et ses quelque 152 milliards de chiffre d’affaire en 2022 – ont fusionné leurs activités sur le continent. Résultat : un portefeuille combiné de 2 milliards d’euros, 27 pays d’implantation (hors Afrique du Sud), et une ambition forte de devenir le leader pour « assurer les non-assurés » partout où c’est possible.

De ce deal, la figure de la Burkinabè Delphine Traoré, jusqu’alors DG d’Allianz Africa et seule femme siégeant au conseil d’administration de l’assureur de Munich, est sortie au grand jour. Née au Burkina Faso et formée en Amérique du Nord, cette spécialiste de la finance est devenue directrice générale General Insurance de SanlamAllianz, moteur du dispositif de la coentreprise panafricaine, basée à Abidjan.

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Delphine Traoré est la Grande invitée de l’économie RFI-Jeune Afrique ce 11 novembre, à quelques jours de l’ouverture de l’Africa Financial Industry Summit – AFIS*, le grand rassemblement de la finance africaine qui se tiendra à Lomé les 15 et 16 novembre. Bancarisation des ménages, conséquences des changements climatiques, pandémie, éducation, agriculture, elle revient pour JA sur la manière dont l’assurance s’inscrit dans l’économie des pays au sens large, et dont le secteur peut contribuer à solidifier la finance africaine. Elle lève également le voile sur son parcours atypique de femme africaine leader sur le continent et au-delà. Rencontre.

Jeune Afrique : Quand on parle de marché des assurances en Afrique, de quoi parle-t-on concrètement ?

Delphine Traoré : Si l’on regarde le domaine des assurances en Afrique, on parle de 80 milliards d’euros aujourd’hui. 70 %, sont concentrés en Afrique du Sud, le reste est partagé par les 53 pays du continent. Et même là, il y a encore une concentration dans seulement 10 pays, surtout en Afrique du Nord et en Afrique de l’Est.

Si l’on parle de couverture, on retrouve un peu les mêmes produits que dans le reste du monde, le plus souscrit restant l’assurance automobile. Elle représente une bonne partie de notre chiffre d’affaires à nous. Viennent ensuite la santé et une grosse partie relative à tout ce qui est assurance des investissements pour les projets d’infrastructures.

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Comment ce secteur de l’assurance peut-il contribuer à l’émergence d’une industrie financière solide en Afrique ?

Le marché africain des assurances est le huitième dans le monde, le taux de pénétration des assurances sur le continent est de moins de 1 %, si on exclut l’Afrique du Sud. Mais on a la responsabilité, non seulement les compagnies d’assurance mais aussi les régulateurs, de s’assurer que les populations africaines comprennent ce que c’est que l’assurance.

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Dans le domaine financier, en particulier quand on regarde le taux de bancarisation, il est beaucoup plus élevé : on parle de 48 %. Le taux de pénétration de la téléphonie mobile est aussi très élevé : près de 500 millions de personnes en Afrique y ont accès. Donc c’est important pour les assureurs de travailler en étroite collaboration avec les banques et les compagnies de téléphonie mobile pour pouvoir partager leurs produits.

C’est une thématique que vous aborderez lors de l’Africa Financial Industry Summit – AFIS : comment faire pour que l’assurance ne soit pas le Petit Poucet de la finance et apporte sa contribution aux 1 500 milliards de dollars de potentiel estimé pour la filière ?

Une des grandes discussions que nous avons avec nos homologues de la banque porte sur la garantie des prêts (immobiliers, auto…). Ces prêts sont des actifs, ils doivent être assurés.

Il est important que l’on travaille ensemble si l’on veut réellement booster l’économie financière en Afrique. Les assureurs ne peuvent pas travailler seuls, les banquiers ne peuvent pas travailler seuls.

Cela explique votre rapprochement avec Sanlam ?

Nous avions un objectif en commun : développer davantage le secteur des assurances en Afrique. Allianz et Sanlam sont présents sur le continent depuis plus de 100 ans, avec une expertise supplémentaire pour Sanlam grâce à son implantation dans près de 27 pays. Allianz disposait d’une vision plus globale des assurances.

Pour créer un leader africain, il était important que l’on se mette ensemble et que chacun amène ses compétences. SanlamAllianz devient leader incontesté avec 16 % de parts de marché, hors Afrique du Sud, et représente 27 pays et 80 filiales.

Si le marché est concentré dans une dizaine de pays, est-il pertinent d’avoir une empreinte géographique aussi large ?

Notre projet est d’être numéro 1, ou numéro 3 dans chacun de nos pays. Soit on est en capacité d’aider la filiale à croître jusqu’à cet objectif, soit, dans certains pays, il n’est pas exclu que l’on investisse en rachetant d’autres sociétés pour atteindre ce niveau.

Mais on ne se bat pas seulement pour des parts de gâteau, ce qui est important aussi est qu’on assure les non-assurés. Nous voulons devenir un leader panafricain, être présents dans la plupart des pays du continent, là aussi où le secteur des assurances n’est pas développé.

Dans ce contexte, comment aborder la concurrence des leaders régionaux tels Sunu fondé par Pathé Dione, NSIA de Jean-Kacou Diagou ou encore Activa de Richard Lowe ?

On parle de taux de pénétration de 1 % en Afrique ! Il est de la responsabilité de tous d’augmenter sa portée. Il faut que l’on fasse grossir le gâteau.

Donc ne pas quitter tout ou partie du continent africain comme le font, ou envisagent de le faire, certaines banques internationales (BNP, Société générale, Standard Chartered…) ?

Comme je l’ai dit, nous sommes là depuis de nombreuses années. Sanlam est un groupe africain. Sanlam ne partira pas d’Afrique.

Pour Allianz, dont le continent africain ne représentait pas une part très importante jusque-là, il est plus pertinent d’être actionnaire d’une société beaucoup plus large, et en adéquation avec le fait que le groupe croit en l’Afrique.

Il peut se révéler très coûteux de se mettre en conformité et d’appréhender les risques inhérents à l’Afrique quand on est un groupe international…

Pour faire du business sur le continent, il faut avoir une vision sur le long terme. En plus d’un siècle, nous avons traversé toutes sortes de crises, rencontré des moments de faible rentabilité mais en se disant toujours que l’opportunité reviendrait. C’est comme cela qu’on est resté.

Il faut avoir l’appétit du risque pour travailler en Afrique.

À la veille de la COP28, abordons le sujet climatique. Quel rôle doivent jouer les assurances et la finance dans les conséquences de ce changement sur le continent ?

Pour s’adapter aux conséquences des changements climatiques, l’Afrique part avec un déficit de financement de près de 40 milliards de dollars par an. Et nos États manquent d’investissement.

Donc c’est important aussi pour les assurances de jouer un rôle dans ce sens en investissant, notamment dans le renouvelable et l’agriculture pour s’assurer qu’en cas de sécheresse ou d’inondation, les exploitations soient couvertes.

Par ailleurs, à part l’adaptation, il faut aussi contribuer à l’atténuation du changement climatique. En 2022, on a près de 8 milliards de dollars de pertes, et la plupart de ces dommages ne sont pas assurés.

Le rapport Insure our future sorti le 9 novembre classe chaque année 30 des principaux assureurs et réassureurs mondiaux par rapport à leur politique sur les énergies fossiles. Il apparaît que la plupart d’entre eux continuent de financer les industries fossiles, donc à contribuer au dérèglement climatique. Faut-il, d’après vous, cesser de financer et d’assurer les projets d’hydrocarbure ?

Notre groupe compte investir davantage dans les énergies renouvelables. Nous n’allons plus sur les nouveaux projets dans le secteur pétrole et gaz.

Une autre actualité plus politique et aux conséquences économiques nombreuses : la succession des coups d’État en Afrique de l’Ouest. En tant que dirigeante d’un grand groupe présent dans plusieurs de ces pays, comment travaillez-vous dans ce climat ?

Nous sommes présents sur le continent africain depuis longtemps et avons traversé plusieurs conflits. Mais quand je regarde ces trois en particulier [Niger, Burkina Faso, Mali], je vois un problème commun d’insuffisance alimentaire.

Mais il y a moins d’échanges internationaux ?

Il y a moins d’échanges internationaux, mais l’économie fonctionne.

Allianz avait cédé ses filiales au Burkina Faso et au Mali en 2019, mais avec le partenariat SanlamAllianz, vous venez de signer votre grand retour dans ce pays. Y a-t-il une stratégie particulière pour travailler dans ces pays ?

Je ne vais pas revenir ici sur le passé et les raisons du départ il y a quatre ans. Aujourd’hui, au Burkina et au Mali, nous sommes les leaders des assurances en tant que SalamAllianz. Ce sont des pays où il faut qu’on reste malgré la situation, car quand on parle d’inclusion financière, il est important que de grands groupes comme nous ne détalent pas au premier problème qui se pose dans un pays.

Si l’on parle d’inclusion financière, cela veut dire que nous sommes là pour aider les populations à se développer aujourd’hui dans ces pays.

Que doit retenir de votre cheminement une jeune Africaine ou un jeune Africain qui a envie d’entreprendre aujourd’hui ?

Une histoire de résilience quand même. Ce n’était pas simple pour une jeune fille d’Orodara de débarquer aux États-Unis, ne parlant même pas anglais. Mon père est venu avec moi, il est resté une semaine. Et après il m’a dit : « Assure-toi de nous rendre fiers, tu as aussi tes frères et tes sœurs qui te regardent ».

J’ai appris aux États-Unis que rien n’est impossible. Tout peut être fait si on décide qu’on va essayer d’atteindre un certain seuil ou une certaine évolution dans sa carrière. Alors personne ne peut nous arrêter.

Les jeunes Africains sont encore plus nombreux aujourd’hui à traverser l’Atlantique et à relever ce défi. Pourtant tous ne réussissent pas…

Cela ne fonctionne pas toujours, mais il est important aussi d’être clair dans sa tête, de savoir ce que l’on veut accomplir au bout du compte. Quand je suis partie, c’était toujours avec le projet de revenir en Afrique. Je me disais que le continent avait besoin de certains talents. C’est bien d’aller aux États-Unis, au Canada ou ailleurs, mais on a besoin de ces talents.

On peut trouver des Delphine Traoré un peu partout en Amérique, en Europe, mais on n’est pas nombreuses en Afrique. Donc c’était important pour moi, et pour mon père d’ailleurs, que je revienne sur le continent africain.

* L’Africa Financial Industry Summit a été créé par Jeune Afrique Media Group en 2021.

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