Afrique du Sud : qui a tué la militante de l’ANC Dulcie September en France ?

Le journaliste Benoît Collombat et le dessinateur Grégory Mardon reviennent sur l’assassinat de l’activiste anti-apartheid, abattue à Paris le 29 mars 1988, dans une bande dessinée d’enquête dense et informée.

Extrait de « Dulcie, du Cap à Paris, enquête sur l’assassinat d’une militante anti-apartheid », de Benoît Collombat et Grégory Mardon. © Éditions Futuropolis

Extrait de « Dulcie, du Cap à Paris, enquête sur l’assassinat d’une militante anti-apartheid », de Benoît Collombat et Grégory Mardon. © Éditions Futuropolis

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 15 décembre 2023 Lecture : 9 minutes.

Pour Dulcie September, tout s’achève le 29 mars 1988, à 9h47, au quatrième étage d’un immeuble de la rue des Petites-Écuries, dans la capitale française. Ce jour-là, la représentante du Congrès national africain (ANC) à Paris est abattue de sang-froid par des tueurs professionnels. Le rapport d’enquête de la brigade criminelle précise : « La face, maculée de sang, est tournée vers le plafond. […] À droite de la tête de la victime, un important écoulement sanguin imprègne le tapis et la moquette, ainsi que la chevelure au niveau postérieur du crâne. Au total, six coups de feu ont été tirés par un pistolet petit calibre 22LR, cinq balles ont atteint Dulcie September “à courte distance”. Six douilles cuivrées longues de 15 millimètres de calibre 22 sont retrouvées sur place. »

Dix ans plus tard, le 30 mars 1998, une place portant le nom de la militante de l’ANC sera inaugurée dans le 10e arrondissement, rappelant aux passants curieux un assassinat dont les responsables n’ont jamais été inquiétés. Pourquoi cette femme déterminée et entière était-elle devenue gênante au point d’être abattue en plein Paris ?

la suite après cette publicité

Le journaliste Benoît Collombat, habitué des enquêtes au long cours, s’est penché sur la question. Il livre aujourd’hui, avec Grégory Mardon au dessin, une bande dessinée de 300 pages intitulée Dulcie, du Cap à Paris, enquête sur l’assassinat d’une militante anti-apartheid (éd. Futuropolis).

La France et le régime raciste d’Afrique du Sud

« J’ai découvert Dulcie September quand j’ai rencontré Jacqueline Dérens, ancienne professeure d’anglais, membre du parti communiste et militante anti-apartheid au sein de l’association Rencontre nationale contre l’apartheid, raconte Benoît Collombat. C’est à travers elle que j’ai tiré le fil d’une histoire méconnue et mené une contre-enquête sur les relations de la France avec le régime raciste de l’Afrique du Sud. J’ai commencé mes recherches sans vraiment savoir ce que cela allait donner. J’ai accumulé les entretiens, les documents, les archives autour de la trajectoire de cette femme, avalée par le récit officiel autour de Neslon Mandela. Au début, je pensais en faire un webdoc ou un livre, mais les éditeurs démarchés n’en voulaient pas. »

Extrait du Livre« Dulcie » de Benoit Collombat et Grégory Mardon © Éditions Futuropolis

Extrait du Livre« Dulcie » de Benoit Collombat et Grégory Mardon © Éditions Futuropolis

Déjà auteur d’enquêtes dessinées avec Étienne Davodeau (Cher pays de notre enfance . Enquête sur les années de plomb de la Vème République) et Damien Cuvillier (Le choix du chômage. De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique), bon connaisseur des questions africaines, Collombat a finalement opté pour la BD, avec pour objectif de « rendre visible une histoire invisible – ou invisibilisée ». « Ce qui m’a passionné, c’est l’entremêlement des questions politiques, géopolitiques, économiques, militaires, explique-t-il. Dans ce moment bien particulier de l’histoire française qu’est la période de cohabitation entre le président François Mitterrand et le Premier ministre Jacques Chirac, le meurtre de Dulcie September met au jour un entrelacs d’intermédiaires et de réseaux politiques concurrents, alors que les choses commencent à bouger en Afrique du Sud. D’où un récit très dense qui résonne avec le présent. »

Condamnée à cinq ans de prison

De fait, Collombat et Mardon ne cherchent pas à résumer l’affaire, ils en explorent méthodiquement, case après case, les moindres recoins. En commençant tout naturellement par raconter la vie de Dulcie September et la personne qu’elle fut. Rebelle dès son plus jeune âge, cette Sud-Africaine originaire de la région du Cap est élevée à la dure par un père directeur d’école auquel elle s’oppose frontalement, ce qui ne l’empêche pas de devenir elle-même institutrice à l’âge de 20 ans, en 1955. Deux ans plus tard, « horrifiée par la loi sur l’éducation bantoue qui établit une séparation raciale à l’école, elle adhère à un syndicat d’enseignants, puis rejoint rapidement un mouvement révolutionnaire d’inspiration trotskiste », explique Derens à Collombat. Dulcie September a alors pour mentor Neville Alexander, qui fera dix ans de prison sur Robben Island avec Nelson Mandela. Alors que l’ANC passe à la lutte armée après le massacre de Sharpeville, l’institutrice rebelle est arrêtée en octobre 1963 à l’école de Bridgetown et condamnée à cinq ans de prison pour « conspiration en vue de commettre des actes de sabotage et incitation à des actes de violence publique ». À sa sortie, elle est placée sous surveillance et interdite d’activités politiques. Une mort sociale qu’elle ne peut accepter : en décembre 1973, elle quitte l’Afrique du Sud et rejoint Londres.

la suite après cette publicité

Trois ans plus tard, après les émeutes de Soweto, elle adhère à l’ANC et devient responsable au sein de la ligue des femmes du parti. En 1983, après la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle française, l’ANC peut ouvrir un bureau parisien, le mouvement n’étant plus considéré comme « terroriste » dans l’Hexagone. Dulcie September en devient la représentante pour la France, la Suisse et le Luxembourg. Ce travail, elle va le mener à bien avec passion et abnégation.

Jusqu’au-boutiste, féministe, inflexible

« C’est avant tout une combattante : elle est en guerre, elle est jusqu’au-boutiste, inflexible, animée par des principes forts chevillés au corps – notamment des principes féministes très avancés dans le milieu assez macho qu’était alors l’ANC, résume Collombat. Je ne sais pas si le féminin de cette expression existe mais c’est, en quelque sorte, un « moine-soldat » qui n’a pas vraiment de vie personnelle. Tout juste s’autorise-t-elle parfois un petit whisky, un soap télévisé ou un concert de jazz mais elle est assez seule et évidemment méfiante car elle se sait à la fois surveillée et menacée. Des années plus tard, Mandela dira que c’était sans doute plus dur pour elle de se retrouver tellement isolée et en exil. »

la suite après cette publicité

Toute la première partie de la bande dessinée s’attarde sur cette personnalité forte, ses actions, ses coups de gueule, décrivant son inlassable combat pour faire respecter le boycott des produits sud-africains et l’application des résolutions des Nations unies vis-à-vis du régime d’apartheid. Ceux et celles qui l’ont connue témoignent, son caractère entier transparaît à travers diverses anecdotes : elle peut se mettre dans une rage folle parce qu’elle voit des proteas – fleurs qui ne poussent alors qu’en Afrique du Sud – sur un plateau de la télévision française, faire un scandale parce que Johnny Clegg est invité à chanter en France ou encore s’emporter parce qu’un discours de l’ANC a été amputé de quelques lignes.

Ventes d’armes et de technologie nucléaire

Évidemment, cette intransigeance pose problème quand il s’agit d’évoquer l’embargo sur les ventes d’armes à destination de l’Afrique du Sud, décrété en 1977 par l’ONU. Car s’il y a un domaine où la France, patrie des droits de l’humain, se montre particulièrement chatouilleuse, c’est bien celui qui concerne son complexe militaro-industriel. Enchaînant les entretiens, Collombat décortique patiemment le double jeu de l’État français, qui, tout en condamnant officiellement le régime d’apartheid, exporte en douce ses armes et sa technologie nucléaire vers l’Afrique du Sud ?

En mars 1988, Dulcie September rencontre deux ingénieurs : l’un travaille à la Société nationale d’étude et de construction de moteurs d’avion (SNECMA), l’autre dans une de ses filiales, la Société européenne de propulsion (SEP), entreprises en lien avec l’aéronautique militaire. Les deux hommes ont découvert que certains des systèmes conçus par leurs entreprises sont en passe d’être vendus à l’Afrique du Sud et peuvent servir, notamment, à localiser des bases de l’ANC. Quand ils l’ont fait savoir, la direction de la société-mère s’est tournée vers l’Office français d’exportation de matériel aéronautique, chargé de soutenir les exportations d’armes à l’étranger – en utilisant l’État d’Israël comme intermédiaire… C’est forte de ces informations qu’une semaine après, le 28 mars 1988, Dulcie September participe à une réunion publique au cinéma l’Entrepôt, en présence du candidat à la présidentielle, dissident du PCF, Pierre Juquin. Elle devait le revoir le lendemain matin pour en parler. Cinq balles dans la tête l’en ont empêchée.

Pistes et fausses pistes

La bande dessinée raconte ensuite l’enquête ainsi que les différentes pistes et fausses pistes évoquées pour expliquer l’assassinat. Dulcie September avait-elle obtenu des informations gênantes concernant les ventes d’armes de la France ? Était-elle trop encombrante pour le régime de Pretoria, qui ne se gênait pas pour éliminer physiquement ses opposants ? Gênait-elle au sein même de l’ANC ?

Extrait du Livre« Dulcie » de Benoit Collombat et Grégory Mardon © Editions Futuropolis

Extrait du Livre« Dulcie » de Benoit Collombat et Grégory Mardon © Editions Futuropolis

En juin 1987, Dulcie September écrivait à Abdul Minty, membre de l’ANC et responsable de la campagne contre la collaboration nucléaire et militaire avec l’Afrique du Sud : « Cher Abdul, je te joins la copie d’une lettre concernant la SEP, sur le point de signer un contrat avec l’Afrique du Sud pour lui fournir l’accès au satellite Spot. J’espère que tu pourras intervenir. Pourrais-tu enquêter sur les ventes d’armes continuelles de la France à l’Afrique du Sud. Je sais que ce n’est pas facile en raison du secret qui entoure ce sujet mais je pense qu’il faut trouver des moyens d’embarrasser la France. Il y a trop de silence concernant la collaboration militaire de la France avec le régime d’apartheid. » La question de la collaboration autour du nucléaire est particulièrement épineuse. Pour Jacqueline Derens : « En cherchant à en savoir plus sur les relations de la France et de l’Afrique du Sud concernant l’armement nucléaire et les ventes d’armes sous l’apartheid, d’une manière générale, Dulcie était devenue gênante tant du côté du régime de l’apartheid que de celui de l’ANC. Alors que se négociait l’après-apartheid, un grain de sable est venu s’immiscer dans ces rouages. Et ce grain de sable, c’était Dulcie. Il fallait donc l’éliminer. »

« Pas que des tendres! »

Pour Dominique Lorentz, journaliste spécialiste de la prolifération nucléaire citée par Collombat : « Si Dulcie September enquêtait véritablement sur la coopération militaire France-Israël en Afrique du Sud, elle dérangeait la France, dont elle était, en outre, l’invitée, elle dérangeait les Américains, qui étaient les organisateurs de l’opération, et elle dérangeait le régime sud-africain, dont elle était une opposante déclarée. Ça fait beaucoup de monde et pas que des tendres ! » Autour de cette idée, Benoît Collombat et Grégory Mardon explore un monde de barbouzes – dont d’anciens mercenaires de la bande à Bob Denard –, d’hommes politiques, d’hommes d’affaires et d’intermédiaires véreux. Dans ce monde-là, la mort rôde et l’histoire est jonchée des cadavres de ceux qui parlaient trop : le militant anticolonialiste Henri Curiel, abattu en plein Paris en mai 1978, l’avocat anti-apartheid Anton Lubowski, abattu à Windhoek le 12 septembre 1989, le diplomate norvégien Olav Dørum, mort dans un accident de voiture à Genève en 1987 alors qu’il s’opposait à des contrats d’armement avec l’Afrique du Sud – comme Olof Palme, Premier ministre suédois assassiné en 1986.

Les lecteurs tireront leurs propres conclusions, comme le Sud-Africain Hennie Van Vuuren, responsable de l’ONG Open Secrets : « Ce sont des individus qui ont tué Dulcie September mais c’est tout un système qui a appuyé sur la gâchette et qui continue de faciliter la dissimulation et le silence. Un système de profit et de pouvoir. » Apartheid, Guns and Money. A Tale of Profit, son livre, n’a jamais été traduit en français. Tout comme celui de la journaliste hollandaise Evelyne Groeninck, Incorruptible, The Story of the Murders of Dulcie September, Anton Lubowski and Chris Hani.

Actions en justice

« Dulcie September est une figure largement méconnue qui demeure dans un clair-obscur, y compris en Afrique du Sud, soutient Benoît Collombat. Le documentaire d’Enver Samuel Murder in Paris l’a fait mieux connaître récemment, mais elle demeure une figure dérangeante qui fait tâche dans l’historiographie officielle. » Si les archives restent aujourd’hui encore verrouillées, les actions en justice menées en Afrique du Sud et en France pourraient, un jour, faire émerger la vérité. Les tueurs, en treillis ou en costume-cravate, n’en ont pas fini avec Dulcie September.

Couverture du livre « Dulcie » de Benoit Collombat et Grégory Mardon © Éditions Futuropolis

Couverture du livre « Dulcie » de Benoit Collombat et Grégory Mardon © Éditions Futuropolis

Dulcie, Du Cap à Paris, enquête sur l’assassinat d’une militante anti-apartheid, de Benoît Collombat et Grégory Mardon, Futuropolis, 304 pages, 26 euros.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Qui a tué 
Samora Machel ?

Contenus partenaires