Espagne-Algérie : je t’aime, moi non plus

Un an et demi après avoir rompu ses relations avec l’Espagne, Alger annonce son intention de renouer avec Madrid et envoie un nouvel ambassadeur. Un nouvel épisode dans la relation tumultueuse qui unit les deux quasi-voisins, et ce depuis plus de six siècles.

Cette carte illustre les rapports de force en Méditerranée vers 1633. Un archer maure représentant le sultan d’Alger pointe sa flèche en direction du roi d’Espagne, Philippe IV, tandis que le roi de France Louis XIII semble les surveiller du coin de l’œil. © Augustin Roussin, Marseille, 1633/BnF, département des Manuscrits/CreativeCommons

Cette carte illustre les rapports de force en Méditerranée vers 1633. Un archer maure représentant le sultan d’Alger pointe sa flèche en direction du roi d’Espagne, Philippe IV, tandis que le roi de France Louis XIII semble les surveiller du coin de l’œil. © Augustin Roussin, Marseille, 1633/BnF, département des Manuscrits/CreativeCommons

Publié le 19 novembre 2023 Lecture : 6 minutes.

Après une rupture historique de 19 mois, Alger a donc décidé de se rabibocher avec Madrid et envoie un ambassadeur dans la capitale espagnole. Le dernier incident remontait au 8 juin 2022 et avait été provoqué par l’évolution de l’Espagne sur la question de la souveraineté marocaine sur le Sahara. Un épisode symptomatique de l’histoire des relations entre deux pays qui se font face, chacun sur une rive de la Méditerranée, et tissent une histoire commune – et mouvementée – depuis le XVe siècle.

À l’époque, la longue épopée de la Reconquista, cette guerre entamée en 722 par les rois catholiques pour chasser les dynasties arabo-musulmanes d’Al-Andalus, touche à sa fin et, en moins d’un siècle et demi, deux grandes vagues d’expatriations des Morisques, ces Arabes vivant dans le péninsule ibérique, vont avoir lieu. La première, en 1492, fait suite à la prise de Grenade. Quant à la seconde, entre 1609 et 1613, elle résulte de la volonté du roi castillan Philippe III d’expulser les musulmans encore présents. Direction l’Afrique du Nord : Oran, Tlemcen, Bougie s’hispanisent et les linguistes estiment qu’on en trouvera des traces, bon an mal an, jusqu’au XVIIIe siècle.

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« Le Maghreb central, précise l’historien Charles-André Julien, était une proie d’autant plus tentante que les accords avec le Portugal interdisaient à l’Espagne de poser le pied au Maroc ailleurs qu’à Melilla. […] Après une attaque de corsaires de Mers el-Kébir contre Alicante, Elche et Malaga au printemps 1505, les Espagnols entrèrent en action. Une armada espagnole obtint, en un mois et demi, la reddition de Mers el-Kébir, le meilleur mouillage de la côte algérienne. »

Les présides espagnols en Algérie

À bien des égards, l’histoire se répète. Aux attaques « terroristes » des pirates algériens, l’Espagne répond par des représailles musclées et une occupation de leur fief. C’est le célèbre cardinal Xavier de Cisneros qui mène la conquête. Oran est occupée en 1509. Elle le sera une seconde fois, exactement deux siècles plus tard, en 1708.

Une fois solidement installés, après des opérations coûteuses, dans les villes côtières, les Espagnols fortifient leurs positions. De ces citadelles, on se sert sur l’arrière-pays par des coups de main et des rezzous. Pour ce faire, des patrouilles légères mais bien équipées vont tâter le terrain, soumettre des tribus entières – celles de la plaine de Melata, dans le sud oranais, de la commune actuelles d’Arzew et de Tessala, une commune actuelle de la wilaya de Sidi Bel Abbés.

Vers 1543, presque trente ans après avoir débarqué dans le Maghreb central (Maghreb al-Awsat pour les historiens et géographes arabes), les Espagnols s’empare d’El Keurt, situé aujourd’hui dans la wilaya de Mascara. Ils y feront de nombreux prisonniers. La prise est symbolique pour la chrétienté : la ville n’a-t-elle pas été fondé par les Arabes en 835 ? Les tercio (fantassins espagnols), bien entraînés, sont animés par une foi de conquête proche de celle des croisades.

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On s’allie également certaines tribus maures. Les Espagnols vont plus loin encore : ils en christianisent certaines. C’est le cas de toute une branche des Zemala. Une autre tribu, celle des Oulad Ali, vivant à une quarantaine de kilomètres au sud-est d’Oran, va se soumettre aux Espagnols. Ils fourniront d’intrépides cavaliers à la soldatesque ibérique.

Une occupation restreinte

En 1520, les Algériens, menés par un corsaire notoire, Khaïr el-Din, allié aux Turcs, vont fortement contrarier les plans des Espagnols, qui se calfeutrent dans leurs présides algériens. Oran, Bougie, Mers el-Kébir, Peñon d’Alger. Des fortifications de génie, hérissées de centaines de bouches à feu, assurent l’imprenabilité des structures.

Portrait du corsaire © Portrait du corsaire Khaïr el-Din, aussi appelé Barberousse © Auteur inconnu/Domaine public

Portrait du corsaire © Portrait du corsaire Khaïr el-Din, aussi appelé Barberousse © Auteur inconnu/Domaine public

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Les Espagnols s’isolent donc de l’hinterland. Exception faite de quelques coups de main pour châtier les tribus trop téméraires ou pour se procurer, en temps de disette, les vivres qui tardent à arriver du continent. Parfois les sorties n’avaient d’autres desseins que de tuer l’ennui. « Chasser du Maure » est alors une activité sportive en soi. Bref, c’est une colonisation limitée. Ces enclaves espagnoles en territoire algérien, vivent sous perfusion permanente de la Péninsule. Même l’eau provient souvent du port de Malaga.

Les Espagnols reprennent une nouvelle fois la ville d’Oran, en 1732, cette fois-ci aux Ottomans. Ils s’y installent fermement et pour la durée : renforcement des fortifications, aménagement tambour battant de la ville. Sauf qu’en 1790, un puissant tremblement de terre annihile la moitié d’Oran. Les Algériens y voient la volonté d’Allah d’expulser les Chrétiens de dar al-islam (le territoire de l’Islam). Deux années plus tard, les troupes de Charles IV plient définitivement bagage en même temps que le bey Mohammed el-Kébir prend possession des lieux. C’en est fini de la présence espagnole dans l’Oranais, en tous les cas sous l’aspect militaire.

Au XIXe siècle, la présence ibérique va prendre une tout autre forme. Et pour cause. Faut-il rappeler qu’en 1830, l’arrivée des Français dans la Régence d’Alger modifie de fond en comble non seulement la société algérienne mais la géopolitique de tout le Maghreb.

Des migrants à tout faire

Cela ne va pas sans avoir des incidences sur la rive nord du Mare Nostrum. En effet, Paris ambitionne une colonie de peuplement. Pour cela, les autorités encouragent la migration. Mais le succès français n’est pas au rendez-vous. Ce sont davantage des Européens du Sud qui vont accourir : Italiens, Maltais et, bien sûr, Espagnols. Ces derniers forment le gros des troupes, plus de 30 % des migrants.

Dans la décennie 1870, 43 000 Espagnols posent leurs valises dans l’Oranais et l’Algérois. L’explication est à trouver dans la troisième guerre carliste qui fait alors rage en Espagne. L’histoire démographique distingue trois grandes vagues de migrations. Primo, celle de travailleurs de l’île de Minorque, qui se regroupent à Fort de l’Eau, aux alentours d’Alger. Ce sont, pour la plupart, des maraîchers. Seconde vague, celle des Alicantins. Alicante est lourdement touchée par une sécheresse au mitan du XIXe siècle. Les agriculteurs sont aux abois. Ils forment, en Algérie, une main d’œuvre d’ouvriers agricoles indispensable pour les colons français.

« La population de certaines villes de l’Oranais prit ainsi un caractère nettement espagnol. Au recensement de 1886, les Espagnols étaient quatre fois plus nombreux que les Français à Saint-Denis-du-Sig et à Mers el-Kébir, près de trois fois plus nombreux à Sidi Bel-Abbès, deux fois plus nombreux à Oran et Arzew », insistent les démographes Guy Brunet et Kamel Kateb.

Enfin, une ultime vague, très diversifiée, d’Espagnols en provenance de diverses régions pauvres de la Péninsule. Leur sort sera encore moins enviable que celui de leurs prédécesseurs. Ils hériteront des professions les plus pénibles : terrassiers, défricheurs, débroussailleurs, alfatiers… Bref, des journaliers et saisonniers. Les Espagnoles ne sont pas de reste : cantinières, blanchisseuses et domestiques pour la plupart. L’usine de tabac d’Oran était connue pour n’employer que des ouvrières espagnoles.

Un refuge pour les républicains

Des migrations ouvrières du XIXe siècle aux réfugiés de la Guerre civile de 1936-1939, il n’y a qu’un pas. Après la défaite des troupes républicaines, on dénombre quelques 5 300 réfugiés espagnols sur le sol algérien, selon les estimations du Gouvernement général de l’Algérie (GGA). Le Maroc du Nord, plus proche, sous protectorat espagnol et fief du général Franco, leur est fermé. Contrairement aux migrants du XIXe siècle, ces déplacés ont souvent les moyens. À preuve, des demandes sont introduites par les préfets auprès du GGA pour autoriser le change des pesetas et autres devises en francs sur le territoire algérien.

Réfugiés espagnols à Bordeaux © La défaite du camp républicain en Espagne est à l’origine de l’une des dernières vagues de migration espagnole en Algérie. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO

Réfugiés espagnols à Bordeaux © La défaite du camp républicain en Espagne est à l’origine de l’une des dernières vagues de migration espagnole en Algérie. © KEYSTONE-FRANCE/GAMMA RAPHO

Pour héberger tous ces réfugiés espagnols, le GGA met sur pied des camps. Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’atmosphère de ces cantonnements dont les conditions de vie ne sont jamais très commodes. L’afflux des Espagnols en Algérie se tarit après la Seconde Guerre mondiale. Avec l’indépendance, les Espagnols, à l’instar des Français, mettent les voiles vers l’Europe. Plus tard, c’est autour des positions adoptées sur le conflit opposant le Maroc et les organisations séparatistes sahraouies que se cristallisera le bras de fer – intermittent – entre Alger et Madrid. Un autre sujet de discorde qui continue à alimenter des relations bilatérales en demi-teintes et jamais véritablement apaisées.

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