Pourquoi tant de migrants prétendent-ils venir de Côte d’Ivoire ?

Près de 15 000 migrants ivoiriens auraient débarqué illégalement sur le sol européen en septembre 2023, selon Frontex. Problème : ce chiffre repose sur les seules déclarations des migrants en question, et semble totalement déconnecté de la réalité des faits.

Des migrants subsahariens campent devant l’ambassade de Côte d’Ivoire à Tunis, le 28 février 2023. © FETHI BELAID/AFP

Des migrants subsahariens campent devant l’ambassade de Côte d’Ivoire à Tunis, le 28 février 2023. © FETHI BELAID/AFP

Aaron Akinocho © DR
  • Aaron Akinocho

    Spécialiste des questions de gestion publique et de développement

Publié le 21 novembre 2023 Lecture : 4 minutes.

« D’où viennent tous ces migrants ? » Dans une Europe confrontée à des vagues migratoires successives, la question revêt une importance légitime. Connaître le pays d’origine d’un immigrant facilite les procédures de rapatriement et évite des solutions hasardeuses comme celle que le Royaume-Uni essaie de mettre en place avec le Rwanda, Londres souhaitant renvoyer d’office tous les migrants illégaux vers Kigali, quitte à ce qu’ils soient expulsés ensuite vers leur pays d’origine même si leur sécurité n’y est pas assurée.

Mais si la question est évidente, il faut néanmoins éviter de tomber dans le piège de la facilité. Or c’est l’erreur que commet l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). L’organisation a récemment affirmé que la Côte d’Ivoire était l’un des principaux pourvoyeurs de migrants vers l’Europe : pour le seul mois de septembre, elle aurait recensé plus de 14 000 migrants présumés ivoiriens débarqués sur l’île de Lampedusa, en Italie.

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Bien entendu, à Abidjan, la nouvelle a provoqué l’ire des autorités. Le ministre ivoirien de l’Intérieur, Vagondo Diomandé, n’a pas manqué d’exprimer l’exaspération de son gouvernement. « Aucune vérification n’a été effectuée avec le concours des services compétents de la Côte d’Ivoire pour s’assurer de la réalité de la nationalité ivoirienne de ces migrants, ainsi que le prévoit l’accord multilatéral conclu par notre pays avec l’Union européenne », rappelait-il ainsi dans une déclaration en date du 2 octobre.

Faisceau d’indices

Il faut dire qu’un faisceau d’indices plaide en faveur de la bonne foi des autorités de la nation éburnéenne. D’abord, la paix et la stabilité. En effet, si la crise de 2010 a pu être un moteur pour l’immigration de certains Ivoiriens, ce n’est plus le cas aujourd’hui. «Jusqu’au coup d’État de janvier 2022 au Burkina Faso, des filières utilisaient des cartes d’identité ivoiriennes volées. Les migrants qui les montraient disaient qu’ils étaient victimes de la crise ivoirienne qui a eu lieu entre 2002 et 2011. Beaucoup de non-Ivoiriens se présentaient comme tels, ça pouvait passer dans la première moitié des années 2010… Mais cela a moins de sens aujourd’hui », explique au quotidien Le Monde l’ethnologue Léo Montaz. D’autant que les autorités ont mis en place des mesures pour juguler les filières de passage vers l’Europe présentes sur le sol ivoirien, avec le démantèlement notamment de la fameuse « filière de Daloa ».

Quand on analyse les données, il faut aussi prendre en compte les progrès enregistrés par la Côte d’Ivoire parce que le pays affiche aujourd’hui des indicateurs qui le rendent attractif : une croissance économique qui oscille entre 7 et 10 % depuis 2012, des politiques de grands travaux, une meilleure répartition de la rente des matières premières et des ambitions affirmées dans la production de pétrole. Tous ces atouts amplifient son rayonnement régional et attirent vers lui des citoyens de nations voisines qui y voient une terre d’opportunités.

Terre d’immigration

Mais alors d’où viennent les chiffres de Frontex ? Des déclarations des migrants eux-mêmes. De l’exhibition de documents comme des factures d’eau ou des quittances de loyer. La Côte d’Ivoire, où la tradition d’hospitalité n’est pas un vain mot, est historiquement une terre d’immigration : 25 % de sa population y est constituée d’étrangers. Que des personnes ayant un projet migratoire aient pu y séjourner est un fait. D’autant que le pays a l’avantage de permettre à ses citoyens de se rendre au Maroc et en Tunisie sans visa. Or c’est bien du Maghreb que part la dernière étape du voyage vers l’Europe.

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L’autre argument majeur qui vient militer en faveur des autorités ivoiriennes est que, entre 2009 et 2018, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en France, en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas, moins de 15 % des migrants déclarés comme Ivoiriens ont pu être formellement identifiés comme tels. De 2019 à mi-septembre 2023, affirme Vagondo Diomandé, « sur 45 218 migrants présumés ivoiriens, les attachés de sécurité intérieure (ASI) déployés au sein des ambassades de Côte d’Ivoire en Europe ont reçu et traité 2 000 demandes d’identification qui ont abouti à la confirmation de 543 Ivoiriens ». Cette statistique devrait inviter Frontex à davantage de prudence.

Défaut de solidarité

S’il y a bien une chose que la crise migratoire démontre, c’est le défaut de solidarité entre pays du Vieux Continent. Alors que l’UE peine à faire respecter les clauses de solidarité entre ses pays membres, on peut comprendre la tentation de vouloir renvoyer les migrants à tout prix vers une destination extra-européenne. Si Bruxelles ne franchit pas comme Londres le pas du cynisme et de l’inconséquence en mettant en place un accord du type de celui que négocie le Royaume-Uni avec le Rwanda, l’intention reste la même. Toute destination hors de l’espace Schengen semble bonne. Et si les migrants disent Abidjan, alors ce sera Abidjan.

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Du côté des migrants, si cet arrangement n’est pas forcément leur vœu initial, il est toutefois préférable à un retour vers des pays où, entre instabilité et péril terroriste, l’avenir semble bouché. Grande perdante de l’affaire, sur le plan du rayonnement international notamment, la Côte d’Ivoire, qui n’a rien demandé à personne, joue en toute bonne foi le jeu de la coopération internationale. À ce titre, les autorités ont annoncé leur intention de réinstaurer des visas vers la Tunisie et le Maroc afin de lutter contre les flux migratoires.

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