Ziad Majed : « Cette fois, le discours sur le choc des civilisations ne prend pas »
Si le conflit à Gaza, par contraste avec la situation en Ukraine, illustre à ses yeux, jusqu’à l’absurde, le double standard pratiqué par les grandes puissances occidentales, l’universitaire franco-libanais estime aussi que cette fois, le discours sur un nouveau choc des civilisations est rejeté par les opinions publiques. Et par de nombreux diplomates.
L’ACTU VUE PAR – Il a fallu plus d’un mois, après l’attaque terroriste perpétrée le 7 octobre par le Hamas et l’engagement de la brutale riposte israélienne, pour que le Conseil de sécurité des Nations unies produise, le 15 novembre, sa première résolution exigeant timidement « pauses et couloirs humanitaires » pour le salut de la population civile de Gaza. Le même jour, le ministère gazaoui de la Santé, contrôlé par le Hamas, annonçait le bilan terrible de 11 500 tués, dont 4 710 enfants et 3 160 femmes.
Stupéfait par l’attaque du 7 octobre, submergé par des émotions opposées selon les sensibilités nationales, sociales, communautaires, politiques, le monde assiste médusé et impuissant à la rage qui se déchaîne sur ces 360 kilomètres carrés de terre, et qui menace de faire exploser une région déjà très instable. À cette crise on ne voit plus de solution, et peu d’autres perspectives que la poursuite de la violence. Politologue spécialiste du Moyen-Orient, enseignant les relations internationales à l’Université américaine de Paris, Ziad Majed nous livre son analyse des ressorts du conflit en cours et de ses vastes répercussions.
Jeune Afrique : Que peut-on aujourd’hui comprendre de la stratégie du Hamas et des objectifs de son opération du 7 octobre ?
Ziad Majed : Je pense que le Hamas a voulu, avec cette mise en scène spectaculaire de la plus grande violence, remettre la question palestinienne sur le devant la scène et imposer son rôle sur cette scène à des acteurs qui, Occidentaux ou Arabes ayant normalisé leurs relations avec Israël, se contentent depuis longtemps de répéter des généralités qui n’ont plus de sens sur le terrain, comme d’appeler sans rien faire à une « solution à deux États ». Le Hamas a aussi voulu montrer, vidéos à l’appui, sa sophistication militaire en répondant au blocus terrestre, maritime et aérien par une attaque terrestre, aérienne et maritime symbolique.
Mais il semble que ses chefs s’attendaient à plus de résistance militaire israélienne le 7 octobre, d’une part, et d’autre part qu’ils pensaient par la suite pouvoir négocier, via la branche politique du mouvement et une médiation étrangère, un accord pour ne pas aller vers une guerre totale en mettant des otages dans la balance. À tort, on le constate. Et après ce qu’il s’est passé, l’idée de les revoir sur la scène est illusoire. Comme l’est d’ailleurs celle de les anéantir, brandie par le gouvernement israélien.
Ceux qui observent les affaires palestiniennes n’ont pas été si surpris par cette déflagration car, en Cisjordanie, il y a près d’un Palestinien tué par jour depuis le début de l’année, sur fond de colonisation et de confiscations qui rendent la solution entre les deux États impossible. Ce contexte, celui d’un conflit passé de la basse à la moyenne intensité aurait dû alerter. On attendait davantage cette explosion dans ces territoires mais elle est survenue à Gaza.
Pourrait-elle mettre, comme s’en alarment les médias occidentaux, le feu à la « poudrière moyen-orientale » ?
Rappelons d’abord que le Hamas, parfois qualifié à tort de jihadiste, n’a jamais opéré au-delà de la géographie du conflit israélo-palestinien et n’a pour agenda que la libération de son territoire. De son côté l’Iran, redevenu le sponsor du Hamas après quelques années de rupture sur la question de la Syrie, ne veut pas d’un affrontement total dans la région et ne joue pas la carte d’une « coordination de l’ouverture des fronts » via le Hezbollah libanais, mais aussi des groupes que Téhéran contrôle en Syrie. En effet, la milice libanaise et son armement en missiles sont destinés à protéger l’Iran lui-même contre une attaque, bien plus qu’à défendre les Palestiniens.
On ne peut savoir si un tir ici ou là pourrait mener à une dangereuse escalade, mais il se dit que l’administration Biden s’inquiéterait que les Israéliens cherchent à aggraver la situation au Nord pour provoquer l’intervention de l’armée américaine, qui a déjà frappé des cibles en Syrie. La question est aussi de savoir si l’Iran accepterait que le Hamas soit anéanti, ce qui pourrait modifier cette donne. Pour le moment, je crois que l’analyse iranienne est qu’il n’en court pas le risque : au pire le Hamas va perdre le nord du secteur de Gaza, mais le sud de la bande échappera à une nouvelle occupation israélienne et le mouvement pourra s’y maintenir.
Le conflit a pris une dimension planétaire, les clivages sont brutaux et on entend de nouveau parler de « clash de civilisations »…
En effet, on nous répète le discours de « l’attaque barbare contre le monde civilisé », et que « c’est avec nous ou avec les terroristes », mais ce qui avait pu être entendu après le 11 septembre 2001 ne prend pas cette fois, même si le discours fonctionne dans certains médias et milieux officiels. Si l’on regarde les manifestations de défense des Palestiniens en Europe et aux États-Unis, avec une participation croissante des juifs progressistes, si les pays très chrétiens que sont le Brésil, l’Argentine, la Colombie, l’Afrique du Sud et même la Russie ont des positions contraires à celle des Israéliens, on voit que le discours d’un monde judéo-chrétien face à la barbarie islamiste ne convainc pas.
Pour une grande partie de l’opinion mondiale aujourd’hui, Gaza est le lieu où s’applique dans toute son arrogance le double standard de l’Occident, son indignation à géométrie variable, sa façon de transformer le droit international en un simple point de vue qui devrait s’appliquer en Ukraine mais pas en Palestine. Or le droit international est le seul mécanisme qui place tout le monde, Israéliens et Palestiniens, Russes et Ukrainiens, à égalité.
Les membres du Global South ont le sentiment que l’arrogance occidentale est à son paroxysme quand les puissances du Nord soutiennent l’invasion de Gaza avec autant de force qu’elles condamnent l’invasion de l’Ukraine, reconnaissent les arguments israéliens pour bombarder écoles et hôpitaux qui abriteraient des terroristes mais crient au mensonge quand les Russes invoquent les mêmes raisons en Ukraine, déplorent les morts civils israéliens et ignorent que les représailles israéliennes font dix fois plus de morts civils palestiniens, etc.
Le fait que le Hamas ait pris des otages civils est ignoble mais avant le 7 octobre, il y avait 6 000 prisonniers palestiniens en Israël et ils sont près de 10 000 maintenant, techniquement enlevés à Jérusalem Est et en Cisjordanie. Les Palestiniens sont déshumanisés, ils ne sont bons que lorsqu’ils se soumettent ou se rendent et s’ils se rebellent, ce sont des barbares. Tout cela provoque la colère d’une bonne partie du monde et jusque dans les sociétés occidentales.
On est donc davantage dans une convergence des luttes que dans un clash civilisationnel ?
L’intersectionnalité des luttes est réelle et ceux qui clamaient hier « Black Lives Matter » disent aujourd’hui « Palestinian Lives Matter », expression anticolonialiste d’une situation qui, on le répète, n’a pas commencé le 7 octobre mais il y a bien longtemps, avec la confiscation des terres, l’extension des colonies, l’humiliation des Palestiniens. Il y a un sentiment que la vie des Palestiniens n’a jamais compté, que cette injustice a trop duré, et l’idée décoloniale peut aller jusqu’à s’articuler, dans certains cercles, avec l’opération du Hamas dont les opérations contre les civils n’ont parfois pas été assez condamnés.
Mais dès que l’on tente de contextualiser, d’expliquer que tout n’a pas commencé le 7 octobre – sans aucunement justifier ces actes – on est accueilli en Occident par des voix puissantes qui vous accusent de soutenir le meurtre de civils israéliens. Les civils Palestiniens sont à peine traités d’une manière humaine, et cette déshumanisation génère énormément de colère en rappelant nombre d’histoires coloniales, de rapports raciaux discriminatoires et de classes sociales méprisées. On oublie souvent que la Palestine incarne tous les maux que l’on peut attacher à une occupation étrangère, au racisme, à un rapport de classe, à l’arrogance occidentale, etc.
Les diplomaties occidentales ne sont-elles pas en train de réaliser leurs contradictions ?
En effet, les presses américaine et française se font l’écho du mécontentement au Quai d’Orsay, comme au State Department, de diplomates, de fonctionnaires, de gens qui ont l’expérience du terrain concernant les décisions prises en haut lieu et de la terminologie utilisée. Cela illustre le décalage entre l’entourage des présidents et leur administration, comme la privatisation de la politique étrangère par des think tanks et certains conseillers. Comment le président français a-t-il pu imaginer que sa proposition d’une alliance internationale anti-terroriste contre le Hamas pourrait marcher ? Les deux administrations ont ainsi dû modérer les déclarations de leur chef à plusieurs reprises, ce qui montre que le clivage voulu par le gouvernement israélien entre monde civilisé et barbarie, judéo-chrétiens et islamistes ne fonctionne pas.
La « rue arabe » est-elle plus hostile que jamais à l’Occident ?
Je pense que oui. Il y a beaucoup de colère, notamment lorsque les Arabes voient le traitement médiatique occidental de l’affaire, à l’opposé de l’approche sur l’Ukraine, avec l’utilisation de termes, d’arguments qui sont presque ceux de la propagande israélienne. Lorsqu’ils voient aussi la présidente de l’Assemblée nationale française, numéro trois du protocole républicain, aller poser en gilet pare-balles avec le porte-parole de l’armée israélienne. Lorsqu’ils apprennent que, pour se faire une idée du conflit, les élus français visionnent une vidéo terrifiante de l’attaque montée par les services de communication de la même armée.
La manière aussi dont on parle très peu des Palestiniens, de leurs vies, de leurs rêves brisés, des héros médecins… Comment va-t-on se réveiller après tout cela ? Avec plus de haine entre le reste du monde, notamment le monde arabo-musulmans et les gouvernements de l’Occident, où un racisme décomplexé ne cesse de progresser, apportant des torrents au moulin des extrémistes.
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