Toussaint Louverture : « Déracinez avec moi l’arbre de l’esclavage »

Au Panthéon, à Paris, l’exposition « Oser la liberté, figures des combats contre l’esclavage » célèbre toutes les résistances à la traite d’êtres humains, y compris celles trop souvent ignorées par l’historiographie française.

La lettre de Toussaint Bréda, dit Louverture, rédigée à Limbé le 8 août 1793 et Toussaint Louverture par François Cauvin, 2009. © Montage JA; François Cauvin; Collection Walter O. et Linda J. Evans

La lettre de Toussaint Bréda, dit Louverture, rédigée à Limbé le 8 août 1793 et Toussaint Louverture par François Cauvin, 2009. © Montage JA; François Cauvin; Collection Walter O. et Linda J. Evans

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 23 novembre 2023 Lecture : 5 minutes.

Ce sont deux pièces d’orfèvrerie en argent finement ciselé. Elles représentent un homme et une femme simplement vêtus d’un pagne de plumes, ployant sous le poids d’un large fagot de cannes à sucre. Pour le peu qu’on puisse en juger, ils sont noirs, bien qu’affublés de caractéristiques amérindiennes. Ces pièces, datées des années 1730/1740 sont en réalité des sucriers, utilisées sur les tables bourgeoises du XVIIIème siècle. Prêtées par le musée du Louvre, elles font partie de l’exposition Oser la liberté, figure des combats contre l’esclavage, qui se tient au Panthéon, à Paris, jusqu’au 11 février 2024. Le symbole est frappant : combien d’esclaves morts pour ce sucre si doux aux papilles des Occidentaux ?

Résistances immédiates

Paire de sucriers à poudre, esclaves chargés de cannes à sucre, vers 1730-1740. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre), Martine Beck-Coppola

Paire de sucriers à poudre, esclaves chargés de cannes à sucre, vers 1730-1740. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre), Martine Beck-Coppola

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Ainsi, après la nef, occupée par les grandes draperies colorées de l’artiste d’origine guadeloupéenne Raphaël Barontini (We could be heroes), c’est au tour de la crypte du mausolée néoclassique consacré aux grands hommes de s’ouvrir à l’histoire de ceux qui, dès les premières heures de la traite négrière, se révoltèrent et combattirent. Coproduite par le centre des Monuments nationaux et la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, l’exposition a été conçue par Florence Alexis, avec l’appui scientifique du géographe Jean-Marie Théodat.

Pour la fille du romancier haïtien Jacques Stephen Alexis, « Oser la liberté entend montrer que, dès l’instauration du système esclavagiste comme mode d’exploitation économique, il y a immédiatement des résistances à ce système. Des résistances individuelles comme le marronage, et des résistances collectives avec des communautés qui s’organisent. » Si le Panthéon n’ignorait pas, jusqu’ici, la lutte contre l’esclavage – Victor Schoelcher y est entré en 1949, l’Abbé Grégoire et Nicolas de Condorcet en 1989 ; deux plaques y célèbrent la mémoire de Louis Delgrès et Toussaint Louverture – les expositions Oser la liberté et We could be heroes proposent une vision plus large et plus juste en présentant des personnages peu connus et, surtout, peu célébrés dans l’historiographie officielle française.

Les premiers à se révolter contre l’esclavage ne furent pas, loin s’en faut, les abolitionnistes que la France se plaît à honorer. Les premiers à se révolter furent d’abord les victimes d’un système inique de déportation et d’exploitation. Comme le dit Florence Alexis : « Penser sa liberté constitue déjà une forme de courage et une audace inouïe quand on risque le marquage au fer rouge, la traque, l’amputation, voire la mort. Ces stratégies ont précédé l’œuvre des abolitionnistes, l’ont nourrie et inspirée. C’est le récit de ces vies réunies que nous tentons de restituer au Panthéon. » Raphaël Barontini le faisait en images avec des portraits d’Anchaing et Héva de La Réunion, de Dutty Boukman, le « Mars Vaudou », de Sanité Belair, de Cécile Fatiman, la « mambo de Bois-Caïman », de Joseph Ignace de la Guadeloupe, de Claire, la « marronne de la Montagne-Plomb », de Guyane, de Victoria Montou, dite « Toya », déportée du royaume du Dahomey, de Flore « Bois » Gaillard, de la Martinique… Oser la liberté, installée au sous-sol dans la crypte du Panthéon, prolonge ces images avec des documents, nombreux, des projections vidéo et quelques œuvres.

« J’ai entrepris la vengeance de ma race »

L’exposition est conçue en quatre parties pédagogiques : « La traite atlantique, une première mondialisation », « De marronages en abolitions (1750-1802) », « D’une abolition à l’autre (1802-1848) » et « Contre l’oubli : commémorer et combattre (depuis 1848) ». Si l’on peut regretter le manque d’œuvres originales, c’est avec émotion que l’on se penche sur des manuscrits et des lettres historiques. Ainsi est-il possible de lire, le cœur serré, la copie de l’« ordonnance / édit du Roy ou Code noir sur les esclaves des Isles de l’Amérique, mars 1685, à Versailles » ou la « Loi relative à la traite des noirs et au régime des colonies » du 20 mai 1802 qui décrète en son article premier : « Dans les colonies restituées à la France en exécution du traité d’Amiens, du 6 germinal an X, l’esclavage sera maintenu conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 ».

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Mais sans doute la pièce maîtresse de l’exposition est-elle la lettre de Toussaint Bréda, dit Louverture, rédigée à Limbé le 8 août 1793, issue de la collection Walter O. et Linda J. Evans. L’écriture est penchée vers la droite, les mots sont collés les uns aux autres mais il est poignant de la déchiffrer :« Toussaint Breda, chef des révoltés, général des armées du Roy. Frères et sœurs, Je suis Toussaint Louverture, mon nom s’est peut-être fait connaître jusqu’à vous. J’ai entrepris la vengeance de ma race. Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire exister. Unissez vous et combattez avec nous pour la même cause. Déracinez avec moi l’arbre de l’esclavage. J’ai juré de faire de vous des hommes comme tous les autres hommes de la terre. Vive la liberté ! Vive la race noire ! Toussaint Bréda »

Plus loin, une lettre du premier consul, Bonaparte, à Toussaint Louverture daté du 18 novembre 1801, se fait menaçante quand Louverture ose proposer sa Constitution de la colonie française de Saint-Domingue: « Une conduite contraire serait inconciliable avec l’idée que nous avons conçue de vous, écrit le futur Napoléon 1er. Elle vous ferait perdre vos droits nombreux à la reconnaissance de la République, et creuserait sous vos pas un précipice qui, en vous engloutissant, pourrait contribuer au malheur de ces braves noirs dont nous aimons le courage, et dont nous nous verrions avec peine obligés de punir la rébellion. […] Et vous, général, songez que si vous êtes le premier de votre couleur qui soit arrivé à une si grande puissance, et qui se soit distingué par sa bravoure et ses talents militaires, vous êtes aussi devant Dieu et nous, le principal responsable de leur conduite. »

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Au-delà de ces archives, Oser la liberté propose aussi quelques œuvres qui invitent à réfléchir, tel ce beau portrait de Louverture peint à l’acrylique par Patrick Cauvin représentant le général coiffé d’une superbe pintade aux multiples symboles. Et avec L’arrestation de la reine Anacaona, la samba du Xaragua, par Nicolas Ovando en 1504, Barbara Prézeau-Stephenson attire pour sa part l’attention sur cette cheffe des Taïnos pendue à Saint-Domingue sur ordre du gouverneur espagnol Nicolás de Ovando. Une façon de rappeler que les peuples américains autochtones furent les premières victimes de la colonisation et de l’esclavage en Amérique.

Oser la liberté, figures des combats contre l’esclavage et We could be heroes, de Raphaël Barontini, jusqu’au 11 février 2024.

Catalogue publié par les éditions du patrimoine et le centre des monuments nationaux, 164 pages, 35 euros.

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