Ladj Ly : « L’École Kourtrajmé anime le paysage dakarois »

Après « Les Misérables », le réalisateur tourne une nouvelle fois dans les grands ensembles des banlieues françaises et filme le mal-logement des années 2000. Il s’implique aussi sur le continent, grâce à son École Kourtrajmé.

Le cinéaste Ladj Ly, à Paris, le 6 novembre 2023. © François Grivelet pour JA

Le cinéaste Ladj Ly, à Paris, le 6 novembre 2023. © François Grivelet pour JA

eva sauphie

Publié le 7 décembre 2023 Lecture : 9 minutes.

Rendez-vous est pris dans un café du 12e arrondissement de Paris. Loin du quartier de Montfermeil, à la périphérie de Paris – décor de prédilection du réalisateur franco-malien, et où il a également grandi. Devant une orange pressée Ladj Ly nous parle de son film, Bâtiment 5, deuxième volet d’un cycle sur les quartiers, qui sort quatre ans après Les Misérables, prix du jury à Cannes en 2019, César du meilleur film et César du public en 2020.

Entre-temps, le cinéaste n’a pas chômé. Il a coécrit et coproduit deux films de ses camarades du collectif Kourtrajmé : Le Jeune Imam, de Kim Chapiron, et Athena, de Romain Gavras. Il a également ouvert quatre écoles de cinéma, l’une à Montfermeil, les autres à Marseille, en Guadeloupe et à Dakar. Visé par une enquête, toujours en cours, portant sur des détournement de fonds des caisses de l’École, le réalisateur ne refrène pas ses ambitions pour autant. Il compte sur la prochaine ouverture d’un établissement Kourtrajmé à New York, et espère installer bientôt son label dans les plus grandes capitales. Interview.

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Jeune Afrique : Après le succès des Misérables, dans quel état d’esprit êtes-vous, à l’approche de la sortie de Bâtiment 5 ?

Ladj Ly : Il y a pas mal de pression, mais je le savais depuis le début. Je suis très content du film, le sujet est important. Bâtiment 5 fait partie d’une trilogie qui a commencé avec Les Misérables, l’idée étant de raconter [l’histoire du] territoire de Seine-Saint-Denis au cours de ces trente dernières années. Chaque film correspond à une décennie. Le premier se passe à notre époque. Avec le deuxième, on est plongés dans les années 2005, et le prochain se passera dans les années 1990. J’avais envie de remonter le fil, de raconter mon histoire, celle des habitants de ces quartiers, et de dresser un constat.

Ce gouvernement ne veut plus héberger les personnes qui sont dans la misère totale

Le film aborde la question du mal-logement dans les quartiers. Cela fait près de cinquante ans que les gouvernements français successifs proposent des plans pour les banlieues. On en compte plus d’une dizaine depuis 1977, dont le plan Borloo, qui a été écarté en 2018. Qu’est ce que cette succession de plans dit de la politique de l’État à l’égard des quartiers ?
Tous ces plans sont à l’image de nos responsables politiques. Ils échouent depuis quarante ans et ne comprennent pas notre monde. Quelques mois avant les élections, ils font plein de promesses, et après, il n’y a plus personne. Le plan Borloo, qui était ambitieux, est resté à l’état d’annonce. Le gouvernement Borne prévoit un « plan banlieue », mais il est vide. La seule chose que je retiens, c’est que ce gouvernement ne veut plus héberger les personnes qui sont dans la misère totale. Donc que fait-on d’eux ? On les parque dans des grands ensembles, loin des métropoles ? Exclure n’a jamais été une solution.

Après avoir fait se confronter les habitants des quartiers avec la police dans Les Misérables, vous opposez les habitants aux élus. Que se joue-t-il dans ces rapports de force que vous montrez à l’écran ? 
Dans Bâtiment 5, deux mondes complètement opposés s’affrontent. Le maire, idéaliste au départ, n’a pas d’expérience en politique, il va devenir maire sans être élu. À côté de lui, il y a Haby, une femme, militante, engagée, noire, musulmane et voilée. Elle représente tout ce que l’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma. Elle connaît le terrain depuis des années ; l’autre, le maire, débarque et va essayer d’imposer ses idées. Haby est la lueur d’espoir du film.

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C’est aussi l’histoire d’un dialogue impossible, où la colère l’emporte souvent…
Absolument. Mais, comme le dit Haby, « on ne peut pas tout le temps être en colère ». Et, pourtant, cette colère est compréhensible car les choses n’ont pas beaucoup évolué. Le message que j’envoie, à travers le personnage que joue Anta Diaw, c’est qu’à un moment donné la complainte ne suffit pas, il faut prendre les choses en main, s’engager politiquement et monter des partis dans l’espoir de changer les choses.

Dans les quartiers, les personnes qui sombrent dans la folie sont de plus en plus nombreuses

Blaz, son camarade, bascule dans la colère. Qu’est-ce que ce personnage dit de la santé mentale d’une partie de cette jeunesse oubliée ?
C’est un mec plutôt cool et brillant. Il est engagé, panafricain. Mais il n’arrive pas à trouver sa place dans la société, il se sent rejeté. Il sombre dans le désespoir et dans la folie. Dans les quartiers, les personnes qui sombrent dans la folie sont de plus en plus nombreuses. C’est un véritable fléau. Malheureusement, au lieu de les soigner, on les enferme, alors qu’elles ont surtout besoin de soins.

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Faire le portrait de cette génération-là, à travers son éveil politique, est une démarche assez inédite. Vous montrez une jeunesse qui prend la parole et agit…
Je viens d’une génération très engagée et impliquée. Je pars de mon expérience. C’est mon histoire que je raconte. J’ai milité, mené plein d’actions juste après les émeutes de 2005, intégré une liste pour contrer le maire de l’époque et me présenter aux élections à Montfermeil, en 2008. On a rassemblé 2 260 voix, et avec 33,50% des suffrages, on a obtenu 6 sièges sur 35.

Après l’épisode de 2005, les politiques ont totalement délaissé les banlieues. J’espère que ce film provoquera un sursaut chez les jeunes, qui s’intéressent de plus en plus à la politique. Et j’espère qu’il fera réagir aussi les politiques. Pour l’heure, Jean-Louis Borloo et Olivier Klein, le maire de Clichy-sous-Bois, devenu ministre délégué à la Ville et au Logement, ont vu le film.

Vous avez grandi dans le bâtiment 5 de la Cité des Bosquets, à Montfermeil, et avez connu ce plan de rénovation urbaine, qui consistait à exproprier des habitants par le rachat de leurs appartements à des prix dérisoires. Quel souvenir en gardez-vous ?
Ces cas ont existé, notamment à Clichy-Montfermeil, où des gens ont été obligés de quitter leur logement du jour au lendemain. Je dénonce, dans ce film, que l’on n’ait pas suivi le plan de rénovation urbaine proposé par Jean-Louis Borloo, l’un des plus concrets de ces quarante dernières années. Il y a eu des annonces, de l’argent injecté, mais les financements ont fini par être sucrés. Conséquence, ce sont les habitants qui ont payé le prix fort.

Ce que l’on sait moins, c’est que les logements de Clichy-Montfermeil sont des copropriétés. Mes parents étaient propriétaires, et, au bout de vingt ans, quand ils ont fini de payer leur crédit, on leur a dit que leur logement ne valait plus rien et qu’on allait les exproprier contre 15 000 euros. Aujourd’hui, des logements ont été reconstruits grâce à la vente de ces appartements, revendus 200 000 ou 300 000 euros. Ça s’appelle une arnaque.

En France, on n’est pas accueilli de manière égalitaire, mais en fonction de son origine et de sa religion

Que sont devenus ces habitants expropriés ?
La plupart ont été relogés dans le quartier, avec impossibilité d’accéder à la propriété. Ils sont devenus locataires de leurs propres appartements ! D’autres ont été dégagés ailleurs.

Le film aborde la question de l’immigration choisie. On voit le maire recevoir et aider une famille syrienne à s’intégrer, là où les habitants, troisième génération d’immigrés, sont considérés comme des citoyens de seconde zone. 
J’ai vécu quarante ans à Clichy-Montfermeil, et j’ai vu l’immigration passer dans ce quartier. Dans les années 1980, on a surtout vu arriver une immigration portugaise et italienne, puis une immigration maghrébine, puis subsaharienne, et, enfin, turque. Plus récemment sont arrivés des Syriens et des Ukrainiens.

Quand la guerre a éclaté en Syrie, la plupart des Syriens n’ont pas été accueillis, sauf certains chrétiens d’Orient. En revanche, les Ukrainiens, bien blancs et bien européens, ont été accueillis sans problème, et ont eu un accès facile au logement. En France, pourtant patrie des droits de l’homme, on n’est pas accueilli de manière égalitaire, mais en fonction de son origine et de sa religion. L’histoire de cette famille syrienne qui arrive dans le quartier et qui est bien reçue alors que les habitants sont en train de se faire exproprier illustre ces disparités de traitement.

Avec ce film, vous quittez ce qui fait votre signature – l’esthétique documentaire et la caméra à l’épaule – pour une mise en scène plus léchée…
Je ne voulais pas refaire Les Misérables. Le sujet que j’expose, le mal-logement, est politique. J’ai donc pris le temps de faire ce film, de poser les choses. C’est un film plus lent. La mise en scène est plus « costaud » que celle des Misérables, qui n’avait coûté que 1 ou 2 millions d’euros. Pour Bâtiment 5, on a obtenu entre 6 et 7 millions de budget. On a pu se faire plaisir, on a tourné avec trois caméras, des grues… C’était très cool !

En l’espace de quatre années, vous avez ouvert quatre écoles de cinéma Kourtrajmé. Quel est votre rôle, au sein de ces établissements ?
J’accompagne beaucoup, mais, maintenant, j’ai des équipes. Ces écoles demandent énormément de travail, car il faut aller chercher des financements tous les ans. On a réussi à obtenir un peu d’argent public et un peu d’argent privé. On va bientôt être labellisés CNC 2030 [soutien à la création du cinéma], ce qui va nous aider. C’est un combat quotidien. On a une cinquantaine d’élèves par établissement, avec une session scénario long et court, une session web-série, de l’acting. Et bientôt, on lancera une session « art et images » à New York. On cherche encore un lieu et des partenaires. On a demandé à Spike Lee de parrainer l’école, et c’est en bonne voie.

Vous avez également ouvert la voie à Steve Tientcheu, votre acteur fétiche, qui a lancé une pépinière de talents du cinéma à Aulnay-sous-Bois…
En effet, il m’avait appelé pour m’annoncer son projet d’ouvrir une école, je l’ai encouragé et lui ai donné des conseils. Il faut davantage d’initiatives de ce genre. On se rend compte qu’il y a une demande énorme et qu’on ne peut pas la satisfaire. Pour nos écoles, à la session scénario cinéma, on reçoit en moyenne 2 000 candidatures pour 30 places. Les candidats viennent de toute la France, et même de l’étranger. D’où notre expansion en Afrique. C’était notre priorité. Dès qu’on a ouvert à Montfermeil, on a reçu beaucoup de demandes de l’Afrique de l’Ouest. Il fallait donc se lancer.

À Dakar, donc…
On devait ouvrir au Mali, parce que je suis d’origine malienne, mais, compte tenu du contexte sécuritaire et politique, on a réalisé que c’était compliqué. On a donc opté pour Dakar, qui est beaucoup plus stable. Mais les candidatures sont ouvertes à toute l’Afrique de l’Ouest. On a des candidats qui viennent du Sénégal, du Mali, de Guinée, du Bénin. On en est à notre deuxième année, et tout se passe très bien.

En Afrique de l’Ouest, et notamment à Dakar, les séries cartonnent

Cette structure comble un manque de formation à ces métiers-là, sur le plan local. Il n’y a pas d’école de cinéma à Dakar, il y a très peu de structures en dehors du Centre Yennenga, qui fait de la post-production. On se rend compte qu’on fait du bien, dans le paysage. On a formé des élèves, produit des films qui ont gagné des prix, lancé une série de trois courts-métrages et un projet de comédie musicale, qui verra le jour à Dakar.

Soutenez-vous également la création de séries, qui a le vent en poupe ?
En Afrique de l’Ouest, et notamment à Dakar, on se rend compte que les séries cartonnent. Il y a une forte demande pour les grosses ou les petites séries, pour les séries télé ou les web-séries. C’est pourquoi on développe ce format, en plus des courts-métrages. Les séries dakaroises connaissent un succès fou et sont même exportées, il faut donc se positionner. On essaie de s’associer à tous les acteurs présents sur place, de l’AFD à Canal Olympia, mais aussi au Dakar Court Festival, qui prend forme sur le plan local.

L’école Kourtrajmé de Dakar a réalisé une série documentaire au moment du défilé Chanel des métiers d’art, qui s’est tenu dans la capitale sénégalaise en décembre 2022. Que retenez-vous de cette expérience ?
C’était incroyable, car les écoles de Montfermeil, de Dakar et de Marseille étaient toutes concernées par le projet. Tous les élèves se sont retrouvés à Dakar pour réaliser huit films pour Chanel. J’ai été agréablement surpris de voir qu’on n’avait pas affaire à une grosse machine. Les équipes de la maison Chanel sont des passionnés, qui nous ont fait confiance dès le début. Ils ont aussi financé une partie de l’école. À Dakar, il y a de grands talents. C’est une ville qui bouillonne. Le fait que Chanel vienne faire un show énorme en impliquant les Dakarois a été un signal fort. Le partenariat entre les écoles Kourtrajmé et Chanel continue, on poursuit la réalisation des films. C’est super.

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