Tunisie : après les partis, la presse et les syndicats, les associations dans la tourmente ?
Sous le prétexte de contrôler les financements étrangers, un projet de loi prévoit de soumettre le tissu associatif à une série de contrôles et d’autorisations administratives. Un pas de plus vers la mise sous tutelle de la société civile ?
Pour ceux qui se soucient du devenir de la société civile tunisienne en cette époque de recul démocratique, les chiffres qu’a communiqués Samia Charfi Kaddour à l’Assemblée des représentants du peuple sont édifiants.
La cheffe de cabinet à la présidence du gouvernement recense 24 918 associations actives dans le pays. Elles étaient 9 876 avant la promulgation du décret-loi 88 de 2011. La vie associative a explosé à la suite de la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, en somme.
Accusations hâtives
Mais il semble que l’inscription de la Tunisie, par l’Union européenne et par le Groupe d’action financière (Gafi), sur la liste noire, puis grise des pays exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme ait sifflé, en 2018, la fin d’une récréation où l’argent coulait à flots sans réel contrôle. Il s’agissait ici du financement étranger des associations, où le flou était favorisé par l’absence de textes en plafonnant les montants. Une lacune souvent dénoncée par la Cour des comptes.
Les problèmes soulevés, toutefois, concernaient davantage les partis politiques que le tissu associatif. Dans l’effervescence de la révolution de 2011, la volonté d’installer une démocratie avait naturellement fait émerger une société civile très active et bouillonnant de projets. Faute d’expérience, la jeune démocratie tunisienne n’avait alors évalué ni l’influence des associations, ni leur possible instrumentalisation, ni la nécessité de contrôler leurs sources de financement.
Certains se souviennent, par exemple, des nombreuses associations de bienfaisance qui, en 2011, avaient agi comme autant de satellites du parti Ennahdha, véhiculant l’idéologie islamiste jusque dans les campagnes reculées sous le prétexte d’apporter de l’aide ou des secours, notamment alimentaires. Une formule reproduite par le parti Qalb Tounes, en 2019, avec l’association Khalil Tounes, créée en mémoire du fils de Nabil Karoui, le fondateur de cette formation.
« Qui n’est pas avec nous est contre nous »
Ce vide juridique a effectivement favorisé les abus en tout genre. Car si bien souvent le tissu associatif a été accusé de corruption et d’être au service de lobbies, les soupçons sont souvent formulés de façon excessive ou hâtive par des courtisans soucieux de se conformer à la volonté du président Kaïs Saïed de mettre à l’écart, voire d’en finir, avec les corps intermédiaires. Ainsi, le principe du « tout ce qui n’est pas avec nous et contre nous » s’applique même aux associations.
Comme les syndicats et les médias, la société civile a été discréditée, a perdu des membres actifs et s’est repliée sur elle-même. Il en est de même des partis : 97 d’entre eux (sur plus de 200) ont été suspendus, et 15 dissous par la justice, le plus souvent pour non présentation de bilan financier. Cette fois, le chef de l’État n’a pas eu à concevoir de projet de loi : une dizaine de députés l’ont devancé en soumettant un texte au Parlement.
Il est vrai que certaines associations manquent de transparence financière. Mais, aujourd’hui, le degré de suspicion est tel que le moindre soutien ou financement émanant de sources qui ne sont pas totalement tunisiennes vaut immédiatement accusation de collusion avec l’étranger. Les mouvements, sur des comptes tunisiens, de fonds émanant de pays tiers sont pourtant contrôlés, en amont, par la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) de la Banque centrale de Tunisie. Cela ne suffit pas à faire taire les critiques.
Derrière ces accusations perce la volonté de justifier un futur tour de vis sur un tissu associatif vieux de plus d’un siècle. « Même sous le protectorat, l’idée de museler les associations n’avait jamais effleuré les autorités coloniales », rappelle un sociologue, qui fait remarquer que, dernièrement, le Croissant rouge tunisien n’a pas mis à contribution l’État mais s’est adressé à la société civile et aux particuliers pour recueillir les aides destinées aux Palestiniens de la bande de Gaza. Aides que le président Saïed s’était pourtant engagé à leur fournir. « Ce tissu associatif est nécessaire et structurant », réagit un membre d’une association pour enfants malades.
Pouvoir discrétionnaire
Se sentant menacées, les associations font profil bas. Il n’est plus question de faire financer des projets, des programmes sur la démocratie ou sur la citoyenneté par des institutions étrangères. Quant au projet de loi en cours d’examen à l’Assemblée, il risque de les soumettre au pouvoir discrétionnaire de l’administration et du pouvoir, qui contrôlerait et superviserait leurs activités. Selon Amine Ghali, directeur du Centre Kawakibi, les nouvelles restrictions « vont, par différents canaux, mettre des associations sous tutelle des ministères et compliquer la création de nouvelles structures ».
Et même une fois créée, une association restera assujettie à un contrôle judiciaire régulier et sera tributaire du bon vouloir de l’administration lorsqu’elle voudra recevoir des financements étrangers. « Ce qui est terrible, c’est que tous les outils de contrôle existent, mais qu’on ne les utilise pas, tempête un ancien député de gauche. En revanche, on s’empresse de déchirer tout un tissu associatif qui a pallié les carences de l’État quand c’était nécessaire. »
« Des associations citoyennes qui ont été une référence en matière de processus électoral et de transparence sont elles-mêmes réduites au silence, et ce à cinq semaines des élections locales du 24 décembre, qui sont une première du genre en Tunisie », ajoute l’élu.
Difficultés en vue, également, pour les ONG non tunisiennes. Pour pouvoir exercer leurs activités, elles seront soumises à une autorisation du ministère des Affaires étrangères, qui se réserve le droit de la leur retirer à tout moment. Même les clubs et associations sportives, dont les dirigeants occupent souvent des fonctions politiques, pourraient se trouver menacés.
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