RD Congo : la saga des salaires
Depuis la fin 2011, les fonctionnaires congolais sont payés par les banques. Une révolution pour ce million d’employés de l’État dont les rémunérations étaient jusqu’alors massivement détournées par des intermédiaires.
Tous les mois depuis mai, la même opération se répète. Un fourgon de transport de fonds part de Kinshasa, roule vers Kikwit avant de quitter l’asphalte et de bifurquer vers Feshi. Il faudra au convoi deux jours pour atteindre cette bourgade de 30 000 habitants, éloignée d’environ 800 km de Kinshasa. But de l’opération ? Payer les enseignants de la zone.
Cette fois-ci, la Trust Merchant Bank (TMB), première banque de réseau du pays et principal sous-traitant de l’État dans le cadre du programme de « bancarisation », a invité un journaliste. Dans tout le pays, le versement du salaire des fonctionnaires a été confié aux banques, une initiative d’Augustin Matata Ponyo, le Premier ministre. L’idée n’est pas nouvelle, comme l’explique Michel Losembe, président de l’Association congolaise des banques (ACB) : « J’en entendais parler depuis déjà dix ans, mais il manquait le courage politique pour la mettre en oeuvre. »
De nombreux projets immobiliers financés par l’argent détouné sont au point mort à Kinshasa.
Pendant des années, du Bas-Congo au Maniema, pour chaque corps de métier – infirmiers, policiers, militaires et instituteurs -, des comptables dépêchés par le gouvernement partaient avec des valises pleines d’argent liquide qu’ils remettaient en mains propres. « Des enveloppes entières disparaissaient en chemin », explique Jean-Louis Kayembe, président du comité de suivi de la paie à la Banque centrale, chargé du bon fonctionnement du système. Du comptable au fonctionnaire, ces enveloppes atterrissaient chez les superviseurs des écoles puis chez les directeurs d’établissement avant d’arriver à leur destination finale : chez les employés. Conséquence : des arriérés de salaire, des milliards de francs congolais détournés et des dizaines de milliers de fonctionnaires fictifs, décédés ou disparus. À Feshi, les enseignants racontent que, quand ils étaient payés, ils ne recevaient pas plus de 15 dollars (11 euros) sur les 80 auxquels ils avaient droit. Le système perturbait également la stabilité macroéconomique. Comme l’explique Augustin Matata Ponyo, chaque fin de mois, au moment où des dizaines de milliards de francs congolais sortaient des caisses de l’État, le marché des changes de Kinshasa était brusquement noyé de francs congolais détournés, entraînant une flambée du dollar.
Mafia
Il a fallu se confronter à une véritable « mafia organisée », n’hésite pas à dire le Premier ministre. « J’ai même reçu des menaces de mort par SMS lors de la mise en place de la réforme », confie-t-il à Jeune Afrique. Par deux fois, les convois de la paie ont été attaqués en plein après-midi au coeur de Kinshasa. « Parmi les tenants de l’ancien système, certains avaient un train de vie de 100 000 dollars par mois et se retrouvent aujourd’hui avec un salaire de 180 dollars, poursuit le Premier ministre. De nombreux projets immobiliers financés par l’argent détourné sont au point mort à Kinshasa, et il y a même eu un cas de suicide. Nous avons aussi traduit des directeurs en justice. » Depuis le début de la bancarisation, quelque 7 milliards de francs congolais (5,4 millions d’euros) sont revenus dans les caisses de l’État.
Quinze banques participent à ce chantier lancé en mai 2011, régi par un protocole signé quelques mois plus tard. « Chacune y est allée en fonction de son appétit ; nous avons établi des listes et arbitré les litiges. Il nous est même arrivé de refuser certains contingents à des banques qui nous semblaient insuffisamment préparées », explique Michel Losembe.
Le programme a été lancé graduellement, en novembre 2011, avec un premier groupe composé des membres des cabinets ministériels, soit quelque 2 000 fonctionnaires. Mais depuis mai 2013, c’est l’ensemble des fonctionnaires, sur tout le territoire, qui sont bancarisés. Il ne faut pas minimiser les difficultés de la tâche à laquelle sont confrontées les banques dans ce pays de 2,35 millions de kilomètres carrés qui ne compte que quelques milliers de kilomètres de routes asphaltées. D’autant plus que la plupart d’entre elles disposent d’agences uniquement dans les grandes villes.
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Bouche à oreille
Car, une fois parti de Kikwit, les 4×4 sont mis à rude épreuve. Sur le trajet, le fourgon s’ensable à plusieurs reprises. Un peu plus tard, c’est le radiateur d’un véhicule qui explose à cause d’un bout de bois abandonné sur la piste. À chaque fois, les problèmes sont résolus grâce à une moto-taxi de passage. Il faut beaucoup de patience et de sang-froid. Rien n’étonne les responsables de la mission. Lorsque le convoi arrive à destination, les 800 fonctionnaires, prévenus grâce au bouche à oreille de son arrivée – les télécoms ne couvrent pas la zone – attendent impatiemment le jour de la paie. Ils ont parcouru jusqu’à 150 km, à pied ou à moto, pour se rendre à Feshi le jour dit. C’est là que le convoi se sépare : une partie continue en moto pour atteindre Ganaketi, 120 km plus au sud. La piste n’est plus praticable, même en 4×4, et il faut traverser une rivière large de 50 m au moyen d’un radeau. Pour leur peine, les banques reçoivent 3,60 dollars pour chaque fonctionnaire, dont le salaire moyen est d’environ 80 dollars. Si cela est tout juste rentable dans les grandes villes, c’est beaucoup trop peu pour couvrir les frais entraînés par les déplacements dans les parties les plus inaccessibles du territoire. Mais les banques, qui ont gagné ainsi près d’un million de clients en deux ans, tablent sur une véritable bancarisation. Autrement dit, l’ouverture de comptes en banque. « En deux ans, leur nombre a doublé dans le pays, explique Placide Lengelo, responsable du secteur public chez Ecobank. Je refuse d’ailleurs le terme de »paie » ; nous espérons que ce seront des clients. »
Un pari à long terme, car la culture de la banque est loin d’être diffusée partout. La plupart des fonctionnaires retirent encore immédiatement la totalité de leur paie en liquide le jour de son versement. Ecobank, qui a tenté de les empêcher de retirer tout l’argent en une fois, a été obligé de reculer. En matière de bilan, les dépôts et les crédits ont certainement augmenté, mais on ne pourra connaître l’impact réel de la bancarisation qu’à la publication des rapports annuels de l’année 2013.
Matelas
Enfin, l’État connaît des difficultés d’exécution. Depuis avril, explique Michel Losembe, le gouvernement n’a pas rémunéré les banques. Un arriéré que l’on peut, après un rapide calcul, estimer à près de 18 millions de dollars (13,1 millions d’euros) répartis sur l’ensemble des 15 banques partenaires. Les plus solides, comme la TMB, la BIC ou Ecobank, peuvent soutenir l’effort. Mais un établissement comme Sofibanque, qui, en tant que messagerie financière, bénéficie pourtant d’un réseau de distribution très étendu et a engrangé une part de marché substantielle, souffre de cette situation car elle n’a qu’une seule agence à Kinshasa et ne dispose donc pas du même matelas que ses concurrentes. « Tout système rencontre des difficultés au début, surtout dans un pays où les banques ne sont pas présentes partout. Mais d’ici à trois ans, on aura résolu le problème », veut croire Augustin Matata Ponyo. Pour Michel Losembe, « il faut que la réforme soit exigée par les fonctionnaires eux-mêmes et que sa remise en question devienne impossible politiquement ». À Feshi comme à Ganaketi, le pari semble déjà gagné.
Les opérateurs télécoms en renfort
Pour faciliter l’acheminement des salaires dans les zones les plus reculées, les opérateurs télécoms ont également été sollicités.
Airtel, Tigo et Vodacom ont chacun mis en place une filiale de banque mobile et signé des accords avec les établissements locaux. Mais le système n’a pas bien fonctionné. « Les fonctionnaires recevaient un SMS leur notifiant le versement de leur salaire. Mais où peuvent-ils aller avec le SMS quand il n’y a pas d’agence bancaire dans les environs ? » s’interroge Michel Losembe. Ainsi, les banques qui avaient confié la paie des fonctionnaires à ces opérateurs ont dû faire machine arrière.
Pour Jean-Louis Kayembe, l’explication est simple : « La couverture réseau est limitée, et les opérateurs rencontrent des difficultés pour acheminer les fonds. » Il affirme que « les plus opérationnels » pourraient être sollicités à nouveau en novembre.
Mais pour Jonathan Johannesen, responsable de Tigo Cash, « les opérateurs mobiles ont été dupés ». Sollicités pour cette opération de bancarisation à la dernière minute, il ne leur restait plus qu’à accepter de prendre les zones les plus reculées, les banques ayant monopolisé toutes les villes – qui représentent 60 % de la paie en valeur. Malgré tout, il reste persuadé qu’avec une renégociation des tarifs, une attribution des zones plus équitable et ses 40 000 revendeurs répartis dans plusieurs provinces du territoire, Tigo Cash reste plus apte que les banques à desservir le dernier kilomètre. N.T.
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