« Ne faisons pas de Mandela une star hollywoodienne »
Ancienne militante anti-apartheid, proche de Nelson Mandela, Mamphela Ramphele est l’une des voix les plus critiques à l’égard de ceux qui dévoient l’héritage de l’ancien président sud-africain, mort il y a dix ans, le 5 décembre 2013.
Mamphela Ramphele rencontre pour la première fois Nelson Mandela en 1988, quand ce dernier l’invite à la prison de Pollsmoor, près du Cap. Après avoir été longtemps détenu sur l’île-prison de Robben Island, il y a été transféré afin de faciliter la tenue des négociations avec le régime de l’apartheid.
Médecin de formation, Mamphela Ramphele est connue pour son militantisme anti-apartheid. Elle fut la compagne de Steve Biko, leader du Black Consciousness Movement (« Mouvement pour la conscience noire »), tué par la police en 1977. Quand elle rend visite à Mandela en prison, c’est « le coup de foudre », se souvient-elle. « Nous sommes restés comme père et fille jusqu’à la fin. »
Aujourd’hui âgée de 76 ans, elle donne des conférences à travers le monde et ne se fait pas prier pour égratigner ceux qui saccagent l’héritage politique de Madiba.
Jeune Afrique : Dix ans après la mort de Nelson Mandela, une partie des Sud-Africains, souvent jeunes et proches des Combattants pour la liberté économique [EFF, le parti de Julius Malema], accuse le premier président noir du pays d’avoir été un « vendu ». Certains lui reprochent de ne pas avoir obtenu assez pour les Noirs lors des négociations sur la fin de l’apartheid, notamment en matière de redistribution des terres. Cela vous semble-t-il injuste ?
Mamphela Ramphele : Ce n’est pas seulement injuste, c’est le reflet d’une nation qui ne veut pas assumer ses responsabilités. Mandela et sa génération ont sacrifié leur jeunesse et leur vie pour défendre l’idée d’une Afrique du Sud libre et démocratique. Ceux qui l’accusent aujourd’hui d’être un vendu ne savent pas qu’il était plus qu’un grand leader : c’était un homme qui connaissait ses qualités et ses faiblesses.
Quand je l’ai rencontré, quelques mois avant sa libération, il m’a confié ceci de son expérience de négociateur avec le Parti national [de Frederik De Klerk] : « Ils en savaient plus que nous ! » Littéralement, [les Blancs] gouvernaient le pays. Ils savaient mieux ce qu’il était possible de faire ou pas. Et la faiblesse de la plupart des partis de libération qui menaient les négociations, c’est que leurs représentants rentraient d’exil. Certains d’entre eux, comme Thabo Mbeki [qui sera président de l’Afrique du Sud de 1999 à 2008], étaient partis quand ils étaient adolescents. Ils ne connaissaient plus le pays pour lequel ils négociaient.
Mandela leur a dit : « On sort de prison [il a lui-même passé 27 années en détention], on revient dans un pays que l’on ne connaît plus. Formons une équipe d’experts qui puisse nous conseiller sur la manière de négocier un accord politique, ainsi qu’un accord de transformation socio-économique, pour s’assurer que nous pansons les plaies des divisions passées et que l’on répare les conséquences de l’appauvrissement délibéré de la population par une minorité. »
Or que s’est-il passé ? Thabo Mbeki a dit : « Non, nous avons notre propre équipe. » Et d’où venait-elle ? En grande partie d’exil. Niel Barnard, qui était alors le chef des services de renseignement, a confié qu’il avait été choqué par la faiblesse des exigences des mouvements de libération, alors qu’il s’attendait à des négociations difficiles. Sur dix points, par exemple, ils étaient prêts à en concéder huit. Mais ils n’ont même pas eu besoin de monter jusqu’à trois ! Accuser Mandela, ce n’est pas seulement injuste, c’est aussi refuser de tirer les leçons de l’Histoire. Et quand on n’apprend pas de l’Histoire, on en devient une victime.
Les contempteurs de Mandela ont-ils tort sur toute la ligne ?
Supposons un instant qu’ils aient raison. Qu’avons-nous fait entre 1994 [date de l’élection de Nelson Mandela à la présidence] et aujourd’hui ? Moins d’enfants font des repas complets et équilibrés, moins de personnes ont un emploi, vivent dans un logement décent, bénéficient d’aides sociales autres que l’allocation mensuelle dégradante de 350 rands [17 euros, instaurée durant la crise liée à la pandémie de Covid-19] pour laquelle, au XXIe siècle, les gens doivent faire la queue et où des personnes âgées meurent dans des longues files d’attente… Est-ce la faute de Mandela ? Non, c’est de notre faute !
Mandela était-il responsable de la « capture » d’État [scandale de corruption généralisé sous la présidence de Jacob Zuma] ? Non, et c’est cela le vrai problème. Si nous n’acceptons pas d’assumer notre propre responsabilité dans l’échec de l’Afrique du Sud à devenir un pays prospère, nous n’atteindrons pas nos objectifs. Non pas à cause de Mandela, mais parce que nous, le peuple, avons continué à voter pour ceux qui nous ont volé et qui continuent de le faire. Il ne tient qu’à nous que cela change. Comme le disait Mandela, [notre destin est] entre nos mains.
Qui appelez-vous à un sursaut ?
Chaque citoyen. L’ANC ne s’élit pas tout seul, ses membres sont moins de 1 million, et nous votons pour eux. Imaginez que vous confiez la garde de votre maison à quelqu’un pendant que vous partez en vacances. Quand vous revenez, cette personne a abîmé les meubles et volé les couverts. Mais vous continuez à lui laisser les clés de la maison. Qui est responsable ? Vous !
Aujourd’hui, le budget de l’éducation se réduit, alors que de plus en plus d’argent est affecté à la protection rapprochée des responsables politiques qui se déplacent en convoi. Mandela avait une seule voiture et un chauffeur, et il disait : « Quand on est en retard on ne peut se permettre de déranger les gens et de griller les feux rouge. On doit partir à l’heure et, si on arrive en retard, accepter qu’on en est responsable. »
Aux citoyens qui prétendent désirer que l’Afrique du Sud accède à la prospérité, je dis d’arrêter de voter pour ceux qui volent nos richesses [les prochaines élections générales auront lieu en 2024].
Mais si les Sud-Africains continuent de voter pour l’ANC, c’est parce qu’ils l’associent encore à Nelson Mandela…
C’est infantile ! La plupart savent que l’ANC d’aujourd’hui n’est pas l’ANC dont Mandela aurait été fier. Si on veut vraiment honorer Mandela, pourquoi ne pas écouter ses paroles ? [Votre destin] est entre vos mains, pas entre celles de l’ANC.
Sello Hatang, le directeur de la Fondation Mandela, a été licencié pour comportement inapproprié sur son lieu de travail après que ses collègues ont déposé plainte. Cette Fondation, dont vous avez été membre du conseil d’administration, est-elle assez solide pour affronter les prochaines années ?
On parle d’un homme qui vit dans un environnement propice à ce genre de comportement. Regardez le gouvernement de ce pays, et l’exemple que donnent les dirigeants des partis politiques ou des entreprises du secteur privé… Quant à la Fondation, elle va devoir se réinventer. Ma génération doit se retirer pour permettre aux jeunes de prendre le relais.
Pour cette année de commémoration, la Fondation a organisé des courses à pied, des parties de golf et une plantation d’arbres pour sensibiliser la population aux problèmes liés au changement climatique. Dans le même temps, le président, Cyril Ramaphosa, a inauguré le terminal Nelson Mandela, dans le port de Durban, destiné à accueillir des bateaux de croisières, très polluants. N’y a-t-il pas un risque de dépolitisation de la figure de Mandela ?
Il y a toujours un risque, surtout en ce qui concerne Mandela. L’ANC exploite son image pour faire sa propre publicité et pour aller à la pêche aux électeurs. Il serait vraiment dommage que la Fondation tombe, elle aussi, dans la commercialisation de l’image de Mandela au lieu de promouvoir les valeurs qui lui étaient chères. Il avait choisi d’abandonner son poste d’avocat prospère pour devenir un combattant de la liberté, c’est cette mémoire que nous devons honorer, sans essayer de faire de lui une star hollywoodienne.
Nelson Mandela et Cyril Ramaphosa étaient proches. Retrouvez-vous un peu de Mandela chez l’actuel président ?
Ils étaient proches dans le sens où ils ont travaillé ensemble pendant le processus de négociation. Mais leurs personnalités sont très différentes. Mandela était un homme courageux, or le courage manque chez l’actuel président. Mandela était un homme de principes, et cela manque chez le président. Quand l’ANC avait tort, comme lorsque le parti a voulu saper le travail de la Commission vérité et réconciliation, Mandela est resté ferme. Il s’est opposé à Thabo Mbeki et a tenu bon jusqu’à ce que le rapport de la Commission soit publié. C’est cela, la définition du courage, et c’est ce dont nous avons besoin.
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