Pourquoi le dossier d’accusation contre Stanis Bujakera Tshiamala ne tient pas
Notre correspondant en RDC est accusé d’être l’auteur et le premier diffuseur d’une note confidentielle des services de renseignement. Une enquête menée par le consortium Congo Hold-Up, en collaboration avec Jeune Afrique, démontre, preuves à l’appui, que cette affirmation est fausse.
Avec plus d’un demi-million d’abonnés sur X (anciennement Twitter), Stanis Bujakera Tshiamala est le journaliste congolais le plus suivi de RDC. Le 20 octobre, devant le tribunal de grande instance de Kinshasa-Gombe, le substitut du procureur Serge Bashonga a préféré en parler comme du « diable ».
Fuites de l’ANR
Correspondant de Jeune Afrique et de l’agence de presse Reuters, résident américain depuis peu, Stanis Bujakera est aussi le directeur de publication adjoint d’Actualite.cd, principal média indépendant de RDC et partenaire de Congo Hold-Up, un consortium d’investigation mené par le réseau European Investigative Collaborations (EIC), Mediapart et la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF). Depuis l’arrestation de notre confrère, le 8 septembre, de nombreuses voix se sont élevées pour demander sa libération.
Le parquet congolais accuse Stanis Bujakera Tshiamala d’avoir fabriqué un faux document du département de sécurité intérieure de l’Agence nationale de renseignement (ANR), un service placé directement sous le contrôle de la présidence. Il est aussi accusé de l’avoir diffusé dans des groupes WhatsApp.
Cette note de deux pages décrit comment les renseignements militaires auraient tué, dans la nuit du 12 au 13 juillet 2023, Chérubin Okende, ancien ministre passé à l’opposition et porte-parole du parti de Moïse Katumbi, lequel brigue l’élection présidentielle du 20 décembre prochain face à Félix Tshisekedi.
Cette version des faits est démentie par les autorités congolaises. Ces dernières nous ont adressé un droit de réponse à la suite de la publication, le 31 août, d’un article qui se faisait l’écho de cette note. Daté du 5 septembre, ce droit de réponse ne nous a été transmis que le 9 septembre, au lendemain de l’arrestation de notre confrère.
Ce n’était pas la première fois que Jeune Afrique publiait des articles sur la base de fuites de documents de l’ANR. JA n’est pas non plus le seul média à avoir relayé le contenu de cette note et Stanis Bujakera Tshiamala n’a pas signé l’article incriminé. Mais qu’importe pour les autorités congolaises : le 7 septembre, un avis de recherche est lancé contre notre journaliste. Le département de sécurité intérieure de l’ANR est le seul à recevoir copie du document, qui déclare déjà que Stanis Bujakera Tshiamala serait « en fuite ».
Une expertise qui pose question
Notre journaliste est arrêté le lendemain à l’aéroport de Kinshasa alors qu’il prévoyait de se rendre, dans le cadre d’un reportage, à Lubumbashi. Transféré à la prison centrale de Makala le 14 septembre, il y est depuis détenu au pavillon 8.
Plusieurs médias partenaires du consortium d’investigation Congo Hold-up, ainsi que Jeune Afrique, ont eu accès au dossier d’accusation. Celui-ci se base notamment sur une expertise technique d’un commissaire de la police congolaise. Jean-Romain Kalemba assure avoir établi par une « analyse numérique des métadonnées de l’image » que Stanis Bujakera Tshiamala avait reçu ce document « d’origine télégramme » d’un compte dont l’avatar est un mystérieux « @mg ». Le commissaire affirme aussi que notre correspondant a été le premier à le diffuser sur un groupe WhatsApp le 3 septembre, soit plus de trois jours après la parution de l’article mis en cause. L’opération se serait faite via une adresse IP « 192.162.12.04 ».
En guise de justification, « l’expert » de l’accusation fournit une liste d’avatars et de numéros de téléphone parmi lesquels figure le numéro congolais de notre collègue. Ce dernier se retrouve accusé d’avoir contrefait un sceau de l’État, de faux et d’usage de faux, d’avoir répandu des faux bruits et d’avoir transmis des messages erronés et contraires à la loi. Il risque dix ans de prison.
Techniquement impossible
Interrogé par plusieurs médias du consortium Congo Hold-Up, Telegram affirme pourtant qu’il est techniquement impossible d’identifier l’adresse IP d’un expéditeur grâce aux métadonnées d’une pièce jointe. « Telegram a été spécialement conçu pour protéger les personnes qui protestent ou s’expriment sous des régimes autoritaires », explique son porte-parole, Remi Vaughn. « Lorsque les utilisateurs utilisent l’option “Envoyer une photo ou une vidéo”, Telegram supprime toutes les métadonnées », poursuit Remi Vaughn, qui assure que « Telegram n’est pas en contact avec la République démocratique du Congo ».
Également contacté par Congo Hold-Up, Meta, propriétaire de WhatsApp, assure via l’un de ses porte-parole « qu’il n’est pas possible de retrouver l’expéditeur initial d’un message sur WhatsApp ». Dans sa réponse, Meta nous renvoie également vers une série de liens sur son site qui décrivent à la fois son opposition de principe à la traçabilité, présentée comme contraire aux droits de l’homme, et le caractère limité de sa collaboration avec les forces de l’ordre. On y apprend notamment que « WhatsApp ne peut pas produire et ne produit pas le contenu des messages de ses utilisateurs en réponse aux demandes d’un gouvernement ».
« Le parquet a été mis en difficulté »
Ces « investigations numériques » ont pourtant servi d’argument majeur au substitut du procureur pour justifier, lors de l’audience du 14 septembre, le maintien en détention de Stanis Bujakera Tshiamala. « Il ressort que le numéro 0823337460 a été identifié à travers l’internet protocole par son adresse IP 192.162.12.04 comme étant le premier diffuseur de ce rapport fabriqué », a affirmé Serge Bashonga, qui est aussi le magistrat instructeur dans le dossier de l’assassinat de Chérubin Okende. Le 14 septembre, il obtient gain de cause : notre confrère est maintenu en détention.
La question de la fiabilité de cette « expertise » est l’un des points clés de cette affaire. « Le parquet a misé sur la paresse des avocats à chercher à comprendre et [a pensé] que nous prendrions cela comme des éléments non discutables », affirme Me Jean-Marie Kabengela, l’un des avocats de notre correspondant. « Le parquet a été mis en difficulté parce qu’on l’a attaqué sur ce terrain. Il pensait pouvoir condamner notre client rapidement », ajoute-t-il.
« L’argumentation du procureur semble fabriquée »
Ces dernières semaines, le collectif de défense de Stanis Bujakera Tshiamala a multiplié les demandes de contre-expertise par un expert indépendant et qualifié. Le tribunal a affirmé y accéder au cours de l’audience du 17 novembrer, mais a finalement nommé un « expert agréé » inconnu, au point que son nom n’a aucune occurrence sur un moteur de recherche comme Google. Cela devrait faire l’objet d’un débat lors de la prochaine audience, qui devrait se tenir le 1er décembre.
« Il n’y a aucune preuve que cette adresse IP a été utilisée par le téléphone de Stanis », estime Gary Miller, chercheur en sécurité mobile au Citizen Lab de l’université de Toronto, dont l’expertise en matière de cybersurveillance est mondialement reconnue. À l’en croire, les éléments de preuves mis en avant par le procureur ne sont « pas crédibles ».
En utilisant deux outils reconnus dans le domaine, Shodan et Risk HQ, Gary Miller finit par exclure complètement que cette adresse soit liée à Stanis Bujakera Tshiamala et l’attribue plutôt à un « serveur web localisé en Espagne ». Celui-ci est utilisé par SCPNet, filiale de la société de cybersécurité espagnole Bullhost, pour exploiter un logiciel de détection des pannes informatiques. « La localisation de l’adresse, l’appareil qui l’utilise et les applications qui fonctionnent dessus excluent cette possibilité », insiste Gary Miller.
Contactés par le consortium Congo Hold-Up, Bullhost et l’éditeur du logiciel affirment qu’il est impossible que le téléphone de Stanis Bujakera Tshiamala ait pu se connecter à internet avec cette adresse IP. « Sur cette IP, tourne un serveur web avec une application que SPCNet utilise et exploite exclusivement pour un usage interne, c’est-à-dire qu’il n’est utilisé par aucun tiers, ni fournisseur ni client, explique la société. Il n’est pas possible qu’un trafic particulier ait été acheminé via cette adresse IP. »
Les conclusions de la société Bullhost abondent donc dans le sens de celles de Gary Miller, qui explique que « le fondement technique de l’argumentation du procureur semble fabriqué ».
Chasse aux sources
« Durant les auditions avant le début du procès, le procureur demandait à notre client quelle était la source de ce document. Pour nous, c’était cela l’enjeu caché de son arrestation, le reste ne servait qu’à faire monter la pression », estime Me Yana Ndikulu, avocat de l’Association des médias de la presse en ligne de la RDC (MILRDC).
Stanis Bujakera Tshiamala avait déjà été inquiété par les autorités. En mars 2023, Gilbert Kabanda, alors ministre de la Défense, avait porté plainte contre notre collègue. La raison ? Il lui était reproché d’avoir rapporté le contenu de son intervention en conseil des ministres – le résumé de celle-ci est pourtant accessible sur le site officiel de la primature. Le retrait de cette plainte n’était intervenu que plusieurs jours après.
« La vérité » passe « par sa mise en détention »
« Ce qui est certain, c’est qu’il y a beaucoup de fantasmes sur le fait que Stanis soit un opposant ou un ennemi du régime », explique Arnaud Froger, chef des enquêtes à Reporters sans frontières (RSF). « L’objectif dès le départ est clair, c’est d’avoir accès à ses portables et de savoir qui lui parle et cela va bien au-delà de l’affaire de cette note », précise-t-il, insistant sur la gravité de cette violation du secret des sources.
La cellule investigation de RSF a d’ailleurs publié le 2 novembre une enquête qui conclut que notre journaliste n’est pas l’auteur de la note de l’ANR au cœur de l’affaire. « Quant à la provenance de cette note elle-même, pour nous, il ne fait aucun doute que c’est un document de l’ANR et transmis par l’ANR, même si nous ne pouvons pas juger de la véracité de son contenu », conclut Arnaud Froger.
Embarrassé par cette affaire, le président Félix Tshisekedi a réagi à diverses reprises. Dans une interview à RFI et France 24, il a assuré le 16 novembre n’être « ni à l’origine de son arrestation, ni en train de tirer les ficelles pour que l’on enfonce Stanis Bujakera Tshiamala ». Dans les colonnes du journal Le Soir, partenaire de Congo Hold-Up, il a toutefois admis que « la vérité » passait « par sa mise en détention ».
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