De Nasser à Sissi, une lignée de raïs égyptiens
La victoire d’Abdel Fattah al-Sissi à la présidentielle du 10 et 12 décembre ne fait à peu près aucun doute. Sa popularité est cependant bien moindre que celle qu’ont pu avoir Nasser ou Sadate. Retour sur une lignée de dirigeants tous – à une exception près – issus des rangs de l’armée.
Ce qui frappe d’emblée, lorsqu’on examine la liste des hommes qui se sont succédés à la tête de l’Égypte depuis la fin de la monarchie, c’est qu’ils sont tous des militaires, à l’exception du très éphémère Mohamed Morsi.
Tout débute le 23 juillet 1952 par un coup d’État des officiers libres contre la vieille monarchie issue de l’Égypte ottomane. Le général Naguib devient le premier président de la République. Dans les faits, il n’est que la marionnette du Conseil de commandement révolutionnaire. Aussi, excédé, claque-t-il la porte. Quelques jours seulement, car il est rapidement rétabli dans ses fonctions. C’est finalement sa sympathie pour les Frères musulmans qui lui coûtera son poste : Nasser l’évince doucement, dans ce qui ressemble à un putsch dans le putsch. Il est aussitôt placé en résidence surveillée et ne recouvrera la liberté qu’à la fin du règne de Nasser.
Nasser, père de l’Égypte arabe moderne
Gamal Abdel Nasser, lui, marque la conscience collective égyptienne. Lors du Printemps arabe de 2011, soit quatre décennies après sa disparition, c’est encore son effigie que l’on brandit dans les rues du Caire. Pourtant, dès sa mort, en 1970, la dénasserisation de la société était en œuvre. Force est de constater qu’elle n’a eu que peu d’effet sur les masses. Pourquoi, dès lors, un tel acharnement contre la mémoire du raïs ? Plus qu’un président, Nasser reste un héros et une icône malgré ses défaites militaires.
Le célèbre sociologue français Jacques Berque n’a-t-il pas affirmé qu’il était « l’imam des temps modernes », une figure mystico-politique par excellence ? Regardons-y de plus près. La réputation d’héroïsme du futur président remonte, à n’en pas douter, à la bataille de Falouja, en octobre 1948, durant la première guerre arabo-israélienne. Son unité se bat vaillamment jusqu’à ce qu’elle soit complètement encerclée par Tsahal. Cela lui vaut les honneurs.
Pourtant, Nasser devenu président, les défaites se succèdent. Celle du canal de Suez, en 1956, qui, sans l’intervention des deux superpuissances (les États-Unis et l’Union soviétique), aurait abouti à ce que Britanniques, Français et Israéliens occupent Le Caire. Ensuite, celle de la guerre de 1967. Une déconfiture totale pour le raïs. L’homme est brisé. Qualifiant la débâcle de naqsa (« revers »), il prend ses responsabilités. Dans un discours radio-télévisé, le 9 juin, il déclare « renoncer entièrement et définitivement à toute fonction officielle et à tout rôle politique ».
Le soir même, des millions d’Égyptiens envahissent les rues du Caire au cri de « Nasser, Nasser, ne pars pas ! ». La foule plébiscite son dirigeant. Trois ans plus tard, le 28 septembre 1970, en plein sommet arabe visant à réconcilier Palestiniens et Jordaniens, Nasser succombe à une crise cardiaque. C’est son vice-président, Anouar el-Sadate, qui annonce la nouvelle au peuple, des trémolos dans la voix.
Sadate, faucon devenu colombe
Avant de se retrouver sous le feu des projecteurs, Sadate était resté dans l’ombre pendant dix-huit longues années. À peine devenu l’homme fort du pays, il se démarque de son prédécesseur. « La figure de Nasser est très vite occultée par Sadate […]. La politique sadatienne s’efforce de faire disparaître une seconde fois l’inspirateur de la révolution : aucune statue dans le paysage urbain cairote, aucun musée, juste un hommage souterrain », souligne l’historienne Anne-Claire de Gayffier-Bonneville.
Une fois n’est pas coutume : dès le début, Sadate associe au pouvoir son épouse, Jihane. Surtout, un souvenir taraude le nouveau raïs, celui de la défaite de 1967. Envers et contre tout, ce « soldat-laboureur » de la vallée du Nil échafaude un plan pour redorer le blason de son pays. Il le tisse patiemment jusqu’en 1973. Cette année-là, le 6 octobre, il lance son armée à l’assaut du Sinaï. La guerre du Kippour se solde par une demi-victoire pour l’Égypte. L’affront de 1967 est lavé.
« À partir de la victoire de 1973, Sadate soigne de manière très pointilleuse son image publique. Du slogan à l’iconographie, tout l’appareil de la propagande est mis au service de son héroïsation. La presse enfantine fournit une illustration du culte de la personnalité organisé autour de “Papa Anouar” », poursuit Gayffier-Bonneville. Le président se montre bienveillant envers la confrérie des Frères musulmans, que Nasser avait férocement combattue. Mais la véritable rupture avec l’ère nassérienne vient essentiellement des pourparlers de paix avec Tel-Aviv.
« Sadate liquide l’alliance soviétique, proclame sa foi dans Kissinger, se rend aux États-Unis et reçoit le président Nixon en grande pompe, abandonnant ouvertement la solidarité arabe pour négocier directement avec Israël sous les auspices américains », résume l’économiste Samir Amin. En 1978 sont signés les accords de Camp David. Le Caire reconnaît Israël, et ce dernier lui restitue le Sinaï.
Anouar el-Sadate a gagné son pari. Mais la pilule ne passe pas dans les pays arabes, encore moins chez les Frères musulmans. Le prix à payer sera énorme. Le 6 octobre 1981, le raïs est assassiné dans la tribune présidentielle pendant un défilé militaire, par l’un de ses propres lieutenants.
Moubarak, raïs sans éclat
Rebelotte. Serait-ce une fatalité égyptienne ? Après l’assassinat de Sadate, c’est son vice-président (en poste depuis 1975), Hosni Moubarak, qui est élu président. Ce dernier semble poursuivre en tous points la politique de son prédécesseur : rapprochement avec les États-Unis et néolibéralisme économique à outrance. Lui aussi menacé par les islamistes, il échappe à six attentats au moins. Mais Moubarak est un président plutôt terne. Il n’a pas l’aura de Nasser. Il n’est pas un visionnaire comme Sadate.
Au peuple, il promet la stabilité et une dose de démocratie. Il ne cessera pourtant d’amender la Constitution pour pouvoir se représenter. Pour lutter contre le radicalisme religieux et développer l’industrie touristique, il mise sur le « tout-sécuritaire ». Exception faite des descentes de police, de la répression contre les islamistes et du suivisme à l’égard de Washington, l’ère Moubarak semble bien monotone, sans relief, et renouvelable à l’infini puisque le chef de l’État se présente une quatrième fois à la magistrature suprême, en 2011.
L’étincelle du Printemps arabe met le feu aux poudres. Elle jaillit le 18 janvier, sous la forme d’un appel à manifester que lance la militante Asmaa Mahfouz sur un réseau social. Une semaine plus tard éclate « la journée de la révolte ».
Les manifestants prennent d’assaut la place Tahrir, dans le centre du Caire. Ils ne la quitteront plus. Contre toute attente, Nasser et son héritage sont remis au goût du jour. Les contestataires scandent des slogans à la gloire de la révolution nassérienne et panarabe. Moins de un mois plus tard, ils obtiennent gain de cause. Le 11 février, Hosni Moubarak démissionne. Il sort par la petite porte, déléguant en catimini le pouvoir à son vice-président, Omar Souleimane. Mais, pour la première fois dans l’histoire de la République égyptienne, la transition est entourée d’un certain flou. Le Conseil suprême des forces armées assure l’intérim. Dans la foulée, des élections législatives et présidentielle sont organisées.
Morsi, président-partisan
Le 24 juin 2012, avec 51,7% des suffrages, Mohamed Morsi, candidat du Parti de la liberté et de la justice (PLJ), proche des Frères musulmans, est élu. La portée démocratique de l’événement est incontestable. La place Tahrir est en liesse. Les Égyptiens déchantent rapidement. Rien ou presque ne change. Avec la politique néo-libérale, pratiquée depuis Sadate, les inégalités ne cessent de se creuser. L’inflation et le chômage ne sont pas jugulés. L’État de droit n’est pas respecté, loin s’en faut. Enfin, les Frères musulmans noyautent toutes les institutions.
Le 30 juin 2013, nouveau coup de théâtre. Tamarrod, une association militante, parvient à mobiliser des milliers de citoyens pour réclamer une élection présidentielle anticipée. La place Tahrir reprend du service, avec son tintamarre revendicatif. L’armée, de plus en plus impliquée, lance un ultimatum à la présidence. Pour Mohamed Morsi, la journée sera fatidique. À 21 heures, dans une allocution télévisée, le chef d’État-major, Abdel Fattah al-Sissi, annonce froidement que la Constitution est suspendue et que le président est démis de ses fonctions.
Les désillusions de la « sissimania »
Un mois plus tard, en juillet 2013, le général – puis maréchal – Sissi prend les rênes du pouvoir dans l’enthousiasme général. Pourtant, dans la forme, il renoue avec l’ère pré-Morsi, c’est-à-dire celle de l’officier qui troque son uniforme pour le costume de président.
Le nouveau raïs veut néanmoins se distinguer de ses prédécesseurs. Il va jusqu’à instiller un zeste de nassérisme lorsqu’il engage une politique de grands travaux. Des projets qui profitent toutefois davantage à l’armée et à la nouvelle classe dirigeante qu’à l’Égyptien de la rue. Une politique-spectacle, donc, qui ne tient pas compte des difficultés quotidiennes de la population.
Manque d’investissements publics, dévaluation de la livre égyptienne, renchérissement des importations dont le pays est largement dépendant… Les difficultés s’aggravent. L’État interdit aussi l’entrée de certains biens, si bien que la pénurie s’installe, ce qui favorise le marché noir. L’inflation freine l’activité économique et la croissance. Les licenciements et le chômage explosent. La paupérisation touche de plein fouet jusqu’à la classe moyenne, dont le pouvoir d’achat s’effondre. S’y ajoutent des mesures d’ajustements structurels imposées par le FMI. Bref, le tableau est bien noir et la situation sociale, explosive.
C’est dans ce contexte hautement inflammable que, le 2 octobre 2023, Sissi s’est déclaré candidat à sa propre succession. Il a toutes les chances de remporter un nouveau mandat. En Égypte, des pharaons aux présidents, l’Histoire ne cesse de bégayer.
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