La Tunisie suspendue aux décisions de Kaïs Saïed
Multipliant les visites impromptues et les initiatives inattendues, le président tunisien déconcerte souvent ses concitoyens, qui attendent de lui qu’il tranche sur les dossiers prioritaires. À un an de la présidentielle, le chef de l’État continue à ne jamais être là où on l’attend.
Il était une heure et demi du matin, le 25 novembre, lorsque le gardien des entrepôts des bus de la Société des transports de Tunis (Transtu) a eu la surprise de se retrouver face… au président Kaïs Saïed, venu faire une visite inopinée. Celui-ci l’a aussitôt noyé sous un flot d’accusations de vol et de laxisme – critiques et reproches auxquels le malheureux était bien en peine de répondre. Peu importe, d’ailleurs : le président n’attendait aucune réponse autre que les siennes. Son avis est déjà fait, et il l’avait fait savoir depuis plusieurs semaines : le secteur public tunisien est vérolé par la corruption.
La Tunisie hors-jeu
L’administration est coupable, estime le chef de l’État, et seule une vaste opération de purge pourra régler le problème. Après les lobbyistes, les corrompus et autres comploteurs, les fonctionnaires sont sa nouvelle bête noire. Et tout semble se liguer pour contrarier Kaïs Saïed, y compris hors de son pays : la veille, dans la soirée du 24 novembre, l’échange d’un premier contingent d’otages détenus par le Hamas et de prisonniers faits par Israël a eu lieu sans que la Tunisie soit, de près ou de loin, associée à l’opération, alors que les autorités clament haut et fort leur soutien inconditionnel et absolu à la cause palestinienne et proposent leurs services et leur intervention à chaque étape de la crise.
« On va finir par vraiment croire que la Tunisie est un pays véreux et à éprouver de la honte d’être Tunisien si même notre président n’est pas satisfait de son peuple », ironise un maraîcher sur un souk de l’Ariana. Certains regardent l’insolent avec des yeux ronds. Il a osé ! Il vient de briser la règle tacite qui veut que l’on s’abstienne de tout commentaire politique en public. Mais, visiblement à l’aise dans son rôle de provocateur, l’homme en rajoute : « Et lui, s’est-il demandé si son peuple était satisfait de lui ? »
Kaïs Saïed le sait : à l’automne 2024, les citoyens se prononceront sur le renouvellement de son mandat. Un processus électoral transparent, un bon score et un taux de participation convenable consolideraient durablement son leadership. Et ferait enfin taire ceux qui estiment que le processus du 25 juillet, à la faveur duquel le président s’est arrogé tous les pouvoirs, était et reste illégitime.
Une magistrature à sa main
Autant dire que le temps presse et que le président a besoin de résultats. Pour les atteindre, il n’a pas ménagé ses efforts. Pour disposer d’une justice telle qu’il la conçoit, il a fait écarter les magistrats qui lui paraissaient suspects. Il a ensuite organisé un Conseil supérieur de la magistrature à sa convenance, et fait adopter une Constitution par référendum. À chaque fois, il a écarté les gêneurs.
Tout cela a permis à Kaïs Saïed d’avoir les coudées franches et de s’ouvrir un boulevard où nul n’est en mesure de contester son pouvoir ou de le concurrencer. Pourtant, relève un juriste, « il n’avait pas besoin de tout cela, il légiférait déjà par décret et sans consulter personne. Mais disons que la forme est préservée… ».
Il n’empêche, jusqu’à présent, les diverses opérations qu’il a lancées et qui visent à construire son système politique n’ont pas abouti. À l’image d’un projet qui semblait lui tenir particulièrement à cœur, celui de la Cité médicale de Kairouan. Celle-ci devait comprendre un pôle hospitalier regroupant treize spécialités médicales, plusieurs unités de formation et d’enseignement, ainsi qu’une unité industrielle médicale et pharmaceutique, le tout offrant la perspective de créer 50 000 emplois, directs et indirects. Le premier coup de pioche aurait dû être donné en juillet 2022. Mais, lors des récents débats sur la loi de finance 2024, Mourad Halloumi, premier conseiller auprès du président, a précisé aux députés que les procédures techniques détaillées… seraient bientôt finalisées.
Tous savent que ces lenteurs devenues, au fil du temps, des paralysies, sont avant tout dues à des problèmes de trésorerie. Les caisses de l’État sont vides. Pour les renflouer, le président comptait sur la Commission de conciliation pénale, censée récupérer 12,5 millions de dinars auprès de personnes accusées de corruption et de malversations, selon une liste établie en 2011.
Tout à sa volonté de financer les entreprises communautaires qu’il a lancées et auxquelles il a promis l’aide de l’État, mais aussi de subventionner le Conseil des districts et des régions, nouvelle chambre du Parlement, dont les membres seront désignés après les élections du 24 décembre et dont le budget de fonctionnement n’a pas été chiffré, le président avait décidé d’aller chercher l’argent là où, dans son esprit, il se trouve : dans les poches des milieux d’affaires et des entreprises. Et peu importe que des jugements aient déjà été prononcés, que certains des responsables incriminés soient décédés ou que les Tunisiens ne soient plus dupes de ces méthodes où l’on revient sur le principe de la chose jugée.
Jugements hâtifs
Aux yeux du président, tout ce qui a pu être accompli entre 2011 et son élection, en 2019, est frappé du sceau de la corruption, et toutes les décisions des tribunaux relèvent d’une parodie de justice. Une vision que l’opinion peine à partager, surtout quand elle concerne des affaires précises. Il en va ainsi, par exemple, d’une villa en bord de mer, à Hammamet, qui fut la propriété de Sakhr el-Materi, l’ex-gendre du président Ben Ali. Acquise, dans le cadre d’un appel d’offres, pour 2 millions de dinars, la maison a été revendue avec une importante plus-value.
Processus a priori régulier, mais, pour Kaïs Saïed, opération faite au détriment du peuple. Le président ne prend pas en compte l’état du bien lors de l’acquisition ni les travaux qui y ont été réalisés. « De quoi faire renoncer ceux qui auraient été tentés par l’un des lots encore à vendre », regrette un agent immobilier, qui rappelle qu’à l’inverse tout bien ou toute entreprise qui reste fermé se détériore et perd rapidement de la valeur. Une réalité méconnue des conseillers du président, qui ne se risquent pas à démentir leur maître.
Lassés, les citoyens se demandent pourquoi le président ne songe pas plutôt à redresser l’économie, à remettre le pays au travail, à composer avec les corps intermédiaires. Ils l’entendent aussi expliquer que le pays doit compter sur lui-même, allusion claire à l’incapacité de plus en plus évidente de Tunis à lever des emprunts sur les marchés internationaux. Et se demandent quand il mettra enfin sur pied la Cour constitutionnelle que prévoit la nouvelle Loi fondamentale, ou bien quand il nommera les ambassadeurs dont les postes restent vacants dans de nombreuses capitales étrangères, Paris en tête.
« Inutile d’attendre que le palais de Carthage informe le public de ses projets, conclut avec fatalisme un professeur de droit constitutionnel, qui enseigne à la faculté où Kaïs Saïed était lui-même professeur. De par la Constitution, le président n’a aucun compte à rendre. »
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