Quand le Maroc se lançait à la conquête du Sahel
Au XVIe siècle, la dynastie des Saadiens a réussi à mettre un coup d’arrêt aux ambitions espagnoles, portugaises ou turques sur son territoire. Mais toute expansion au Nord ou à l’Est est devenue impossible. Reste donc la route du Sud, à travers le Sahara, là où règne l’Empire songhaï.
Les relations entre le Sahel et le Maroc ont existé de tout temps. Les Maures, les Touaregs… Toutes ces tribus sont là pour attester des échanges économiques, au travers du commerce caravanier. Cependant, pendant longtemps, l’armée marocaine s’est abstenue de s’aventurer dans les dunes du désert pour aller voir de l’autre côté de la bande saharienne.
Cela change radicalement avec le sultan Ahmed el-Mansour, surnommé al-Dahabi (« le vainqueur doré »), souverain de la dynastie des Saadiens ayant gagné ses galons en 1578, lors de la bataille des Trois Rois, près de Ksar el-Kébir, grâce à laquelle il mit un coup d’arrêt aux tentatives portugaises d’envahir son pays. L’événement a d’ailleurs eu un retentissement mondial, selon les critères de l’époque. « À la fin du mois d’août, à Paris, on a appris la nouvelle du désastre de l’armée portugaise, mais on ne sait si Sébastien [le roi du Portugal] est mort ou prisonnier. De même à Anvers, où on attend confirmation des nouvelles sur la débâcle portugaise. À la fin du mois de septembre, à Londres, on apprend […] que Sébastien est bien mort à la bataille », raconte l’historienne Lucette Valensi dans son essai Fables de la mémoire, la glorieuse bataille des Trois Rois (1578).
Le décès du jeune roi portugais est un électrochoc en Occident et un triomphe providentiel pour le Maghreb. « La bataille des Trois Rois en 1578 sera l’événement sidérant qui hissera le Maroc au premier rang des puissances se disputant la maîtrise de l’Ancien Monde », confirme l’historien Daniel Rivet. Cette victoire marocaine sur des troupes chrétiennes va faire, aux yeux de l’Occident, de l’Empire chérifien une puissance régionale. Une crédibilité militaire dont le royaume chérifien a alors grand besoin face à la poussée ibérique. Pas uniquement ibérique, d’ailleurs : les Turcs, alliés du sultan Abd al-Malik, vont également échouer à soumettre le Maroc.
Pour le nouveau sultan Ahmed el-Mansour du Maroc, la défaite infligée aux Portugais est porteuse de deux enseignements. Le premier : toute intrusion venue du Nord ou de l’Est semble s’éloigner pour longtemps. Le second : l’Empire chérifien, malgré sa victoire, est désormais géographiquement limité, aussi bien sur sa partie septentrionale qu’orientale. La seule ouverture qui demeure est dès lors méridionale.
Dominer le Sahara
La logique n’est pas seulement géographique, mais aussi économique. L’argent, et plus précisément l’or, est le nerf de la guerre. En dirigeant son regard vers le Sahel et l’Afrique subsaharienne, le sultan songe à la fois à en conquérir les richesses et à couper la route de l’or aux Européens. « Cet Ahmed al-Mansour – “le doré” ou plutôt “l’aurique” – pratique une stratégie de grands espaces conforme aux rattachements africains du pays, écrivent Jacques Berque et Jacques Couleau. Il voulut court-circuiter par la voie continentale les entreprises européennes sur la côte du Sénégal, et couper ainsi l’une des routes continentales de l’or. Il s’installa solidement sur le Niger, au Touat et au Gourara. » Le Touat, qui se situe aujourd’hui en Algérie, dans la wilaya d’Adrar, avait été repris aux Ottomans en 1583.
Au milieu des années 1580, le sultan du Maroc a donc sécurisé une partie de la zone sahélienne à son avantage. Il peut dès lors pousser plus au Sud. Le Niger devient le nouvel objectif de la soldatesque saadienne. C’est l’expédition du Soudan, qu’Ahmed el-Mansour téléguide depuis son palais à Marrakech, malgré la réticence des oulémas qui ne voulaient pas d’une guerre contre d’autres musulmans. Il délègue le pouvoir au général Djouder Pacha (ou Yuder), un renégat andalou comme il y en avait tant dans l’armée du sultan au XVIe siècle. Celui-ci mène le corps expéditionnaire marocain à travers le Sahara, vers les confins du Sahel.
L’idée n’a d’ailleurs rien de neuf : El-Mansour prend en fait la suite des opérations initiées par ses prédécesseurs pour contrôler la route du sel en provenance du Soudan. Avant lui, son père, Mohammed al-Cheikh, mort en 1557, avait remis une missive à l’empereur Askia du Songhaï pour revendiquer les salines de Teghazza (ville située au Nord-Est du Mali et aujourd’hui abandonnée), une source de profit gigantesque pour cette dynastie africano-musulmane. « En guise de réponse, rappelle l’archéologue Henri Terrasse, Askia Ishaq Ier envoya une razzia de 2 000 Touaregs piller le Drâa. »
Les troupes du sultan, aux ordres de Djouder Pacha, poursuivent donc leur avancée. Le chef de guerre « rassemble 2 000 arquebusiers à pied et 5 000 arquebusiers à cheval, presque tous Andalous ou renégats, et 1 500 Arabes armés de lances, soit 4 000 combattants qui sont munis de pierriers et de plusieurs petits canons », poursuit Henri Terrasse. Ce sont ces bouches à feu achetées aux Anglais qui ont permis de faire la différence contre les Turcs, et bientôt contre les Askia.
Empire chérifien contre Empire songhaï
Après 135 jours de marche à travers le Sahara, l’affrontement est inévitable. Il a lieu en 1591, lors de la bataille de Tondibi. Celle-ci a lieu en amont de Gao, sur les rives du fleuve Niger. « Les troupes de l’Askia tentèrent une manœuvre désespérée en lançant des troupeaux de bœufs contre les envahisseurs. Affolés par la canonnade, les animaux se retournèrent contre leurs maîtres, ce qui ajouta à la débandade », précise le journaliste Bernard Nantet dans son ouvrage Le Sahara. Une fois encore, les armes à feu ont fait la différence.
L’Empire songhaï est défait. L’empereur Askia fait soumission au sultan chérifien. Il offre « 100 000 pièces d’or, 10 000 esclaves, un tribut annuel, le monopole de l’importation au Soudan du sel […] moyennant le départ des troupes du chérif », détaille Henri Terrasse. Insuffisant pour Ahmed el-Mansour qui, dès qu’il apprend les termes de l’accord, fait dépêcher un nouveau général, Mahmoud, et des renforts. La nouvelle offensive est fatale. Cette fois, c’en est vraiment fini pour l’Empire songhaï. L’or soudanais va alimenter copieusement les caisses du Makhzen. Les Marocains se sont installés à Gao, à Tombouctou. Ils créent même leur propre kasbah.
Pour asseoir l’autorité chérifienne, on nomme un pacha. « Pendant quelque temps, les sultans gardèrent un œil sur Tombouctou en nommant les pachas jusqu’en 1604. Les nouveaux promus traversaient le désert avec des soldats de confiance et des membres de leur tribu », raconte Bernard Nantet. Avec le temps cependant, les troubles politiques, mais aussi les épidémies qui frappent le royaume, vont peu à peu détourner celui-ci de l’Afrique, tandis que le bénéfice tiré du sel et de l’or va progressivement décliner. Dans les terres conquises au sud du Sahara, pourtant, la prière du vendredi restera dite au nom du sultan marocain. C’est une allégeance spirituelle qui en dit long dans l’œkoumène musulman. Si l’on s’en réfère aux temps classiques de l’Islam, le fait de dire le prône du vendredi au nom d’un calife détermine la puissance spirituelle, voire séculaire, de ce dernier.
Et lorsqu’en 1894, les troupes françaises investissent le pays, c’est encore au sultan marocain que le pacha de Tombouctou demandera son aide. Une missive interceptée par les Français.
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