Au Maroc, le lourd héritage de l’enseignement public
Entre un mouvement de protestation qui s’éternise et les résultats décevants du royaume au dernier classement Pisa, le secteur de l’enseignement est en crise. Une crise qui plonge ses racines dans le passé. Retour sur 150 ans d’histoire de l’instruction publique au Maroc.
« C’était une école mauresque. École bien simple et bien primitive, école sans papier, encre, ni plume contenant seulement les premiers éléments nécessaires à une école. Un maître et des écoliers. Le maître était assis, les jambes croisées formant un demi-cercle […], tenait à la main une longue baguette, semblable au manche d’une ligne. Les écoliers tenaient à la main un rosaire arabe. Ils répétaient des versets du Coran. » Ces lignes datent de 1846 et sont signées Alexandre Dumas. Elles lui ont été inspirées par un séjour dans la ville de Tanger, durant lequel il a pu visiter un msid, ou école coranique.
À ce réseau d’établissements enseignant l’arabe coranique – « où 25 000 enfants se bornent à réciter en chœur les versets du livre sacré », écrit l’historien français Jean Ganiage – viendra s’ajouter, avec la colonisation occidentale, une école « moderne » à l’européenne.
L’éducation dite moderne, cependant, commence au Maroc bien avant le protectorat. Elle débute avec l’Alliance israélite universelle (AIU). Cette société, née à Paris, est soucieuse du sort des juifs dans le monde. Elle veut également rompre avec l’enseignement traditionnel des rabbins. C’est le 23 décembre 1862 qu’elle ouvre sa première école au Maroc, à Tétouan, qui accueille 160 élèves. Tout naturellement, ces établissements ne seront fréquentés que par des petits juifs marocains. Suivront un autre établissement à Tanger, puis à Mogador (Essaouira). En 1910, ces écoles constituent tout un réseau de l’Alliance. Les musulmans continuant, eux, à frapper aux portes des msid.
Lyautey et la ségrégation scolaire
Le protectorat s’installe au Maroc en 1912. Il faut attendre 1915 pour voir Lyautey mettre en place les prémices d’un système scolaire digne de ce nom. Pour ce faire, le premier résident général de France au Maroc « envisage un réseau scolaire arabe à trois niveaux ; le premier pour les fils de notables, des écoles urbaines pour les fils d’artisans et des établissements ruraux. En clair, il s’agit de ne pas ébranler la hiérarchie du royaume chérifien », détaille l’historien Georges Bensoussan. Il s’agit surtout d’exclure les petits Marocains du système scolaire français. Le protectorat dessine clairement une ségrégation éducative dont les séquelles se feront ressentir après l’indépendance, et bien au-delà.
Lyautey imagine donc une instruction publique à plusieurs vitesses, système qu’il juge le mieux adapté afin de pérenniser la société chérifienne et son Makhzen (gouvernement central). Et c’est à Georges Hardy, ancien directeur de l’enseignement en Afrique occidentale française (AOF) et ami de Lyautey, que sont confiées les rênes de l’école coloniale au Maroc. Dans ses Mémoires, celui-ci note à propos de l’enseignement populaire mis en place par les Français : « Nous nous bornons […] à placer l’enfant dans l’atmosphère des métiers qu’il sera susceptible d’exercer […]. Nous le maintenons le plus possible dans le milieu professionnel où nous l’avons pris. »
Le protectorat entend donc maintenir le statu quo social. Pis : les Français jouent la carte ethnique. Ils créent des écoles franco-berbères. « Tout enseignement de l’arabe, toute intervention du fqih, toute manifestation islamique seront rigoureusement écartés », insiste à l’époque Paul Marty, directeur du Collège musulman de Fès. Une vingtaine de ces écoles verront le jour dans le royaume.
Autre subterfuge : les collèges musulmans de Fès et Rabat. Mis sur pied au début des années 1920, ils préparent les fils des notables du royaume au baccalauréat. Sauf que l’objectif principal est bien, encore une fois, d’éloigner les Marocains des lycées français. Avec un résultat sans doute inattendu pour la puissance coloniale : devenus d’authentiques pépinières d’opposants nationalistes, ces établissements seront fermés à la fin des années 1930. À la même époque, alors que se manifestent les toutes premières velléités indépendantistes, des medersas (écoles) et des établissements coraniques rénovés voient le jour. À l’image de l’institut Guessous, créé en 1936 à Rabat et dirigé par l’indépendantiste Ahmed Balafrej, ou de l’école d’Abdallah Guennoun, apparue un an plus tôt à Tanger. Ces écoles préparent ouvertement aux études supérieures à l’étranger.
Du côté de la Résidence générale, ce n’est qu’à compter de la Seconde Guerre mondiale qu’une ouverture – bien timorée – s’esquisse, avec les premières inscriptions d’élèves marocains dans des établissements français. Dans l’ensemble, et pour conclure sur la période coloniale, prêtons la plume à l’historien Pierre Vermeren : « L’école, analyse-t-il, est le grand paradoxe de l’histoire coloniale française. Alors que la République “universelle” dit vouloir “assimiler” les populations d’outre-mer, ce projet se heurte au refus obstiné d’une école de masse pour les indigènes qu’ils soient sujets français ou étrangers. » Une invraisemblance dont va pâtir l’instruction publique post-protectorat au Maroc.
Arabisation au forceps
Au lendemain de l’indépendance, le ministre de l’Éducation nationale, Mohamed El Fassi, donne le ton dès la rentrée de 1957. L’objectif est d’arabiser le cours préparatoire de toutes les écoles publiques du royaume chérifien. Ce pied-de-nez manifeste à l’ancienne puissance coloniale se traduit par une pagaille totale. Peu d’enseignants qualifiés, pas de manuels, des programmes scolaires conçus à la hâte… Deux ans plus tard, les colloques pédagogiques se succèdent pour apporter une solution à un échec éducatif manifeste. La réponse viendra avec la mise en place, en 1960, de l’Institut d’études et de recherches pour l’arabisation.
Il n’en demeure pas moins que l’État tient à l’arabisation comme à la prunelle de ses yeux. Entre 1962 et 1966, l’école primaire est arabisée de fond en comble. Puis, en 1968, volte-face pédagogique : les écoles coraniques sont remises au goût du jour. Elles constituent désormais le parcours préscolaire de tous les petits Marocains avant leur scolarisation dans l’école publique.
À partir de 1973, le ministère de l’Éducation s’attèle à l’arabisation de l’enseignement dans le secondaire : philosophie, histoire-géographie, mathématiques et disciplines scientifiques. Celle-ci s’échelonne jusqu’en 1989. Un an plus tard, les premiers bacheliers marocains 100 % arabisés frappent aux portes des établissements d’enseignement supérieur. Sans grandes perspectives car les études post-bac, elles, n’ont pas été encore arabisées…
Concurremment, des milliers de coopérants français restés dans le royaume après l’indépendance continuent à prodiguer leur savoir dans l’éducation. Alors que l’arabisation bat son plein dans les années 1970, ces derniers sont appelés à la rescousse. « Le Maroc est devenu le “premier importateur mondial de coopérants” (près de 15 000), selon une expression consacrée », insiste Pierre Vermeren. Le paradoxe règne en maître : le français continue à être enseigné dans les établissements publiques. Malgré l’arabisation on maintient, presque en catimini, un bilinguisme arabe-français à partir de la troisième année du primaire. Le principe s’étend à la deuxième année en 1990, et même à la première en 2017.
La question linguistique n’en reste cependant pas là. Le 20 août 1994, le roi Hassan II annonce dans un discours radiotélévisé que l’amazigh va faire son entrée dans le curriculum des écoles publiques du royaume. C’est chose faite lors de la rentrée 2003-2004 et, depuis 2011 et l’officialisation du berbère en tant que langue nationale par la nouvelle Constitution, le ministère de l’Éducation nationale met les bouchées doubles pour en généraliser l’apprentissage. Sans oublier bien sûr, mondialisation oblige, l’anglais, devenu obligatoire depuis la rentrée 2023-2024 dès la première année de collège.
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