Julien Creuzet, un zombie à la Biennale de Venise
L’artiste d’origine martiniquaise représentera la France à la Biennale d’art contemporain de 2024. Il expose actuellement ses créations créoles à Grenoble.
Il y a des hésitations dans la voix de Julien Creuzet. D’infimes saccades, comme des pauses réflexives qui prennent l’apparence de volutes poétiques, pour mieux rebondir sur une idée ou pour les lier entre elles, à la façon d’un chapelet d’îles. « Je prends le temps de peser mes mots », s’excuse-t-il presque. Le regard porte vers l’une de ses installations. Une forêt horizontale de cordages, de rebuts plastiques et d’étoupe, suspendue dans la lumière d’une immense verrière Eiffel. Nous sommes au Magasin de Grenoble, Centre national d’art contemporain (CNAC) où l’artiste de 37 ans, sélectionné pour représenter la France à la Biennale de Venise en 2024, expose une rétrospective de son œuvre protéiforme : sculpture, musique, poésie, vidéo… Il corrige : « Ce n’est pas une rétrospective, je préfère parler d’état des lieux. »
Décentrement spatial
Les mots ont un sens et Julien Creuzet tient autant à la précision du vocabulaire qu’à cette notion de lieu et de décentrement spatial qui sous-tend son travail. « Ma volonté est plutôt de faire des expositions que des œuvres. Parce qu’avec une exposition, je peux penser à la cohérence d’un ensemble et, du coup, dessiner différents paysages où le corps pourrait être et naviguer. » Alors suivons-le dans les 2000 m² du Magasin où son parcours est retracé à la façon d’un voyage initiatique entre la Caraïbe, le Brésil, Pigalle et Montreuil.
Né en 1986 au Blanc-Mesnil, Julien Creuzet a grandi en Martinique, dans une de ces familles oscillant entre les Antilles et la métropole. Après des études à l’école supérieure d’arts & médias de Caen/Cherbourg (ésam), il intègre l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, puis Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains. Il retourne fréquemment sur les rives de son île, source d’inspiration de nombreux projets comme la vidéo-poème « Mon corps carcasse » (2019) présentée dans l’une des salles. Litanie contre la pollution au chlordécone, pesticide interdit en France métropolitaine mais dont l’utilisation s’est poursuivie dans les bananeraies antillaises. Sous l’ombre menaçante de la structure moléculaire de ce produit toxique, une plage et un chant : « Mon corps plantation poison / Demande la rançon / La pluie n’est plus la pluie / La pluie goutte des aiguilles / La pluie pesticide / La pluie infanticide. »
Rivages empoisonnés
Ces rivages empoisonnés de déchets industriels se mêlant au bois flotté, nous les retrouvons dans la grande rue du Magasin, espace central où se tenaient auparavant les chaudrons de cette usine désaffectée. Désormais, des scories poétiques serpentent au sol, s’étendent dans des filets, remontent et s’attachent à des entrelacs de fibres et de métal formant un écosystème, miroir de la pensée archipélique d’Édouard Glissant pour qui la « dispersion permet de se rassembler ». Comme lui, Julien Creuzet aime connecter les géographies et les temporalités, nourrissant des échanges transatlantiques.
Quand on l’interroge sur sa musique préférée, lui qui en fait résonner dans tous ses espaces, il évoque le morceau « Cabine » de Luidji. « Il parle de sa relation avec l’avion, ce que lui procure l’idée de ne pas entendre le son de la marée mais celui des machines au-dessus de l’océan Atlantique, et ce qu’il projette depuis la cabine vers les profondeurs de l’océan. » Ce mouvement planant entre les airs et la fluidité aquatique suit Julien Creuzet dans ses œuvres vidéos, dont sa plus récente « Zumbi Zumbi » (2023). Un bassin rempli de poissons fluorescents, des machettes qui tranchent le liquide amniotique. Une silhouette translucide et sans tête flotte au son d’un chant créole. C’est son alter ego participant à une initiation vaudoue. Quelques éléments de la zombification rituelle haïtienne apparaissent à l’écran. La fleur Datura, « herbe du diable », ainsi que le poisson Fufu dont la mortelle tétrodotoxine est utilisée dans ce rituel afro-antillais.
La zombification réhabilitée
« La zombification est devenue ce cliché hollywoodien associé aux films d’horreur, et aujourd’hui à une drogue mortelle présente dans toutes les grandes villes. » Dans un effort de réhabilitation, Creuzet développe le capital poétique de cette coutume ancestrale, ses valeurs médicinales : « Des études ont montré son efficacité pour endormir un corps, le maintenir à 0,1 % de son fonctionnement vital. » Peut-être qu’un jour, son mystère scientifique percé « permettra des expéditions pour aller sur Mars, ou coloniser l’espace ». De nouveau, cet échange entre l’eau et l’éther, jusqu’au cosmos.
Et puis le zombie, loin de n’être qu’une télégénique chair en putréfaction, est d’abord le nom d’une révolte noire, celle de Zumbi dos Palmares. Un esclave devenu leader de la résistance, au nord-est du Brésil, où il libérera nombre des siens avant d’être décapité par les colons portugais en 1695. C’est sa silhouette translucide à laquelle s’identifie Julien Creuzet qui flotte dans le bassin vaudou. Il ajuste son chapeau en bogolan indigo puis convoque l’esprit de Mathilda Beauvoir, prêtresse des « possédés de Pigalle », quartier où elle initiait des bourgeois blancs à la mystique vaudoue. « C’est sa danse qu’apprend mon personnage », précise-t-il en désignant un écran. « Je trouve intéressant d’entremêler ces récits et de leur rendre leur poésie par l’entremise de la chanson et de la vidéo. »
Création créole et décolonisation
Dans la même salle, on retrouve cet alter ego, cette fois-ci « peuplé de savoirs et d’obsession ». Son corps translucide laisse apparaître des objets flottants : mégots de cigarettes, téléphones portables, citrons, bouteilles de rhum, galions négriers, gel hydroalcoolique. Au spectateur, il tend des livres sortis de sa tête : essais politiques et poèmes de la négritude. « Toute une bibliographie panafricaine », acquiesce Julien Creuzet. Poursuivant son parcours initiatique à travers les salles d’exposition, ce double sans visage aborde la Black Star Line du militant-prophète jamaïcain Marcus Garvey, ou pratique le bèlè, danse de résistance martiniquaise, le corps couvert de plumes et de coutelas. « Fight of flight response », fuir ou se battre, seules options des esclaves marrons.
Ainsi rassemblée, l’œuvre de Creuzet forme une pérégrination de la décolonisation. Une lutte mémorielle contre l’invisibilisation dont ont été trop longtemps victimes les artistes antillais et africains. « La mémoire est une question importante pour un Caribéen », affirme-t-il. « La Caraïbe a toujours été un lieu de traversée, presque de nomadisme », frotté de traditions plurielles au confluent des mondes. Cette démarche qui tend autant à l’universalité qu’au rétablissement d’un héritage par une multivocité de médiums et d’auteurs — il n’expose que rarement seul car « l’art ne se fait pas en solitaire » et « on comprend mieux certaines choses lorsqu’on les met en vis-à-vis » – lui a valu de prestigieux lauriers.
Nominé au prix Marcel Duchamp en 2021, il a remporté le prix BMW Art Journey 2021 et le prix Étant donnés 2022. Son travail a été présenté à Luma Arles (2022), au Camden Arts Center à Londres (2020), et lors d’expositions collectives au Palais de Tokyo (2018) et à Lafayette Anticipations à Paris (2018). Un succès qui lui a permis d’être représenté par les galeries High Art (Paris), Andrew Kreps Gallery (New York) et Document (Chicago).
Venise, un autre archipel
Choisi à l’unanimité par un comité composé notamment des ministres de la Culture et des Affaires étrangères, pour incarner le meilleur de la production artistique contemporaine française, Julien Creuzet prévoit de se retirer à Montreuil afin de préparer le pavillon français de la biennale de Venise. Il sera appuyé dans cette tâche par les commissaires Céline Kopp, directrice du Magasin et Cindy Sissokho, curatrice et écrivaine basée au Royaume-Uni. De ce projet, il ne pipera mot. Venise est un autre archipel, une « très grande chaine de montagnes au loin » pour laquelle il a besoin de se « donner le temps de dormir et de rêver », seule façon de « proposer un imaginaire ouvert ». Et puis, il y a « le plaisir de cultiver le secret ». Car les secrets, comme les hésitations, génèrent souvent de belles surprises.
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