En Tunisie, Kaïs Saïed à la reconquête de l’opinion
À l’automne 2024, le président Kaïs Saïed briguera un second mandat à la tête du pays, espérant ainsi parachever la grande remise à plat des institutions héritées de la révolution de 2011. Mais face à un chef de l’État enfermé dans un exercice solitaire du pouvoir, sur fond de marasme économique, les Tunisiens voudront-ils prolonger l’expérience ?
La Tunisie ne cesse de faire ses comptes, mais aussi d’en régler. D’un côté, il faut en finir avec le passé. De l’autre, le renouveau proposé, s’appuyant sur une transition inaboutie, est peu attrayant. Dans cet entre deux, c’est un nouveau système politique qui s’installe depuis juillet 2021 et l’offensive institutionnelle lancée par le président Kaïs Saïed, matérialisée par le nouvelle Constitution, adoptée un an plus tard.
L’année 2024 devrait, en théorie, parachever ce grand chantier censé refonder tout le système politique selon les principes de la démocratie directe. Mais le processus, bien que conduit au pas de charge, semble déjà s’essouffler.
Janvier s’ouvre avec le second tour des élections locales. Une étape importante, puisqu’elle permettra la création, durant le premier semestre, d’un Conseil national des régions et des districts (CNRD), la seconde chambre du Parlement instaurée par la nouvelle Constitution. Une chambre au fonctionnement complexe, dont l’objectif est d’assurer le développement régional cohérent du pays, mais aussi de surveiller le budget de l’État. Une fois cela fait, il ne manquera plus au dispositif qu’une Cour constitutionnelle pour entrer de plain pied dans la troisième République tunisienne.
Mais cette première étape même semble placée sous le signe de l’incertitude. Le niveau de désenchantement et de rejet du politique est tel que le risque est grand pour l’exécutif de connaître la même mésaventure que lors des législatives de 2023, qui se sont soldées par un taux de participation historiquement bas : 11,2 %. Cette tendance au désintérêt s’est d’ailleurs confirmée lors des différentes consultations nationales engagées en amont des projets de réforme, dont celle du système éducatif et de l’enseignement, en septembre 2023. Comme si les Tunisiens, échaudés notamment par le référendum sur la nouvelle Constitution qui n’a mené finalement qu’à la mise en place du système voulu par Kaïs Saïed, ne voyaient déjà plus dans les promesses de démocratie directe que celui-ci leur faisaient miroiter en 2019 qu’un trompe l’œil.
Kaïs Saïed devant Abir Moussi
Pour tenter d’inverser la tendance, le locataire de Carthage dispose cette année d’une occasion unique, puisqu’il va remettre son mandat en jeu lors de la présidentielle prévue à l’automne 2024. A priori, le chef de l’État devrait en sortir vainqueur. Fin novembre 2023, un sondage du cabinet américain Zogby Research Services (ZRS) le donnait en tête avec 21,1 % d’intentions de vote, suivi, à dix points, par un peloton emmené par Abir Moussi, la présidente du Parti destourien libre (PDL), et d’autres concurrents, dont certains ne sont déjà plus dans le circuit politique, ou ne sont guère significatifs.
Alors que la campagne n’a pas débuté et que les candidats ne se sont pas encore déclarés, l’issue semble donc connue. Mais pour Kaïs Saïed, une simple victoire ne suffira pas : dans un contexte de mécontentement croissant, le président sortant a l’obligation, pour refonder sa légitimité et asseoir son autorité, de faire au moins aussi bien qu’en 2019, où il avait recueilli 72,71 % des suffrages. En égalant ou en dépassant ce score, il clouerait le bec à ceux de ses détracteurs qui estiment qu’il aurait dû provoquer des élections anticipées après l’adoption de la nouvelle Constitution, en 2022.
Il sera d’autant plus difficile de dépasser les 72 % que les Tunisiens, qui, en 2019, avaient plébiscité Kaïs Saïed pour sa probité et son profil d’homme nouveau, attendent aujourd’hui autre chose. Le mandat du président a été marqué par une dégradation générale de la situation du pays. Les pénuries de biens de première nécessité, dont la liste s’allonge, n’ont jamais été aussi importantes depuis l’indépendance. L’inflation est galopante et la Tunisie ne peut plus recourir à des levées de fonds à l’international, sinon à des taux prohibitifs. Et rien dans la loi de finances 2024 qui a été discutée mi-décembre à l’Assemblée ne laisse augurer une relance de l’investissement, ni une quelconque perspective de croissance. Et la colère populaire, si elle reste contenue, ne cesse de grossir.
Économiquement, l’approche de la situation reste essentiellement conservatrice, et si les entreprises font preuve d’une résilience certaine, le climat général n’incite en aucun cas à proposer des alternatives, encore moins à formuler des critiques. « Le pays aura les revenus du tourisme pour payer ses dettes, mais ne générera pas de devises pour financer ses importations », décrypte un expert, qui souligne le taux très bas de l’épargne. Et demande abruptement : « Et après, on fera quoi en 2025 ? » Paupérisée, la classe moyenne semble fatiguée. Après les grands groupes, dont certains dirigeants sont dans le collimateur de la justice, ce sont maintenant les professions libérales, assimilées à une petite bourgeoisie, qui sont à leur tour inquiétées.
« Entreprises communautaires »
Il serait inexact, bien sûr, d’affirmer que le pouvoir n’a pas conscience de ces difficultés et ne propose rien pour en sortir. Parmi les grands projets de Kaïs Saïed, les entreprises communautaires, placées sous le contrôle de l’État, devraient en théorie relancer l’activité, tout en répartissant mieux la production de richesse sur l’ensemble du territoire. Mais ce projet, qui ne concerne selon les estimations que 8 % de l’économie, ne produira ses effets qu’à moyen ou long terme, et c’est aujourd’hui que les caisses de l’État sont vides. Et la mise en place de ce dispositif s’annonce d’autant plus compliquée que le pouvoir central peine à trouver des relais locaux. De nombreux responsables compétents ont été écartés ou démis de leurs fonctions, et pour ceux qui restent en poste, le climat est à la suspicion tandis que les poursuites en justice se multiplient, souvent sur fond de délation.
Si les entrepreneurs privés, tous ou presque considérés comme corrompus par le président, sont sous pression, il en est de même pour les médias ou les responsables de l’opposition, de plus en plus nombreux à être ciblés par des poursuites s’appuyant soit sur l’article 72 du code pénal, qui définit les cas d’atteinte à la sureté de l’État, soit sur le décret 54, qui réprime la diffusion de « fausses nouvelles ». « Vu les difficultés que connaît le pays, le temps n’est pas aux libertés », argumentent certains partisans du chef de l’État pour justifier cette escalade répressive.
Élu en 2019 pour tourner la page calamiteuse de l’islamisme politique, procéder à quelques ajustements dans la Constitution de 2014 et moraliser la vie politique, Kaïs Saïed a préféré réduire tout le pays au silence, écartant juges, chefs d’entreprise et élus locaux, opposants et journalistes à la parole trop libre, mettant la société civile à genou et isolant le pays sur la scène internationale. Usant de tout l’éventail des arguments populistes, depuis la défense de la souveraineté jusqu’à diverses théories complotistes, il s’agite mais peine à faire oublier que la Tunisie, désormais privée de quasiment tous ses appuis extérieurs, est à bout de souffle. Et souffre, pour ne rien arranger, des effets dévastateurs d’une sécheresse d’ampleur historique.
Face à des électeurs désabusés, dont certains se demandent de plus en plus sérieusement ce qu’ils mettront dans leur assiette lors des prochains mois, le président s’entête pourtant à ne proposer qu’une voie : imposer un modèle de gouvernance qu’il a conçu et dont lui seul semble entrevoir le mode de fonctionnement.
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