En Égypte, l’ombre de Saad Zaghloul et de Nasser
Du 10 au 12 décembre, les Égyptiens votent pour élire leur futur président. Outre Abdel Fattah al-Sissi, assuré d’être réélu, trois candidats sont en lice, dont le patron du Wafd, un parti centenaire à l’origine du nationalisme égyptien, puis du panarabisme. Flashback.
Sur 109 millions d’Égyptiens, un peu moins de 60 % sont susceptibles de voter à la présidentielle qui se déroule depuis ce dimanche. La diaspora, elle, peut exprimer son choix depuis le 1er décembre. Si le président sortant est sûr d’être réélu, les électeurs ont aussi la possibilité d’opter pour trois autres candidats : Hazem Omar, Farid Zahran et Abdel-Sanad Yamana. Ce dernier est le dirigeant du Wafd, un parti politique qui a soufflé en 2019 sa centième bougie. Peu de pays arabes peuvent s’enorgueillir d’avoir un parti aussi ancien, à l’origine même du nationalisme égyptien et arabe.
C’est en effet une particularité du pays du Nil que d’avoir en matière de panarabisme les yeux plus gros que le ventre. Ce rêve d’une nation arabe, réplique laïque de la Oumma dans l’islam classique, prend d’abord forme avec le président Nasser, qui lui donne ses lettres de noblesse, au point d’étouffer les autres nationalismes arabes. Mais faut-il s’en étonner ? Pas outre mesure.
L’Égypte, au tournant du XXe siècle, est le berceau de la Nahda, la Renaissance arabo-musulmane, amorcée un siècle plus tôt avec, selon l’historien Albert Hourani, l’arrivée de Napoléon Bonaparte à Alexandrie, en 1798. C’est ce mouvement intellectuel qui sera à la source du réveil nationaliste égyptien, puis arabe.
Le canal de Suez, cause de tous les maux
En 1869, le canal de Suez est ouvert à la circulation. Ce chef-d’œuvre du génie civil n’a pas uniquement englouti des milliers de terrassiers et des hectares de désert, mais également des sommes considérables engagées par le khédive (vice-roi de l’Égypte ottomane) Ismaïl. Malheureusement, moins de dix ans plus tard, l’État khédival devient insolvable.
« Dans la construction du canal de Suez […], [le vice-roi Ismaïl] s’endette et tombe dans les filets des banques européennes, qui suscitent intervention militaire puis soumission au protectorat britannique », rappelle l’historien Marc Ferro dans son essai Le Choc de l’islam. Le vice-roi égyptien, pour éponger ses dettes, n’a alors d’autre choix que de céder la totalité de ses actions dans la société exploitant le canal à Londres.
Cette première prise de contrôle, financière, s’accompagne, six ans plus tard, d’une occupation plus concrète encore : en 1882, les Britanniques s’installent militairement sur les rives du canal. Ironie de l’histoire, c’est ce même canal, pris d’assaut par une coalition anglo-franco-israélienne en 1956, qui servira à Nasser à exalter la conscience nationale égyptienne et panarabe. Au XIXe siècle, en tout cas, l’arrivée des troupes britanniques envoie un signal fort : si l’État khédival demeure en place, c’est une coquille vide. C’est Westminster qui tire les ficelles de la gouvernance égyptienne.
Cela est loin de plaire à tout le monde. Surtout dans l’armée. Ce qui met le feu aux poudres, c’est le remplacement d’un colonel d’origine arabe, Ahmed Urabi, par un colonel circassien. Tout va alors très vite. Une pétition est lancée qui demande le rétablissement d’Urabi, devenu un symbole. Entre le gouvernement et l’opposition, le conflit est ouvert.
S’ouvre dès lors ce qu’on en est arrivé à qualifier de « crise urabiste ». Les revendications s’accumulent, on appelle à des réformes institutionnelles, voire à la destitution du khédive. Surtout, on souhaite que les Britanniques quittent le canal. Le khédive Tawfiq finit par plier.
Cependant, lorsque les opposants exigent du vice-roi le retrait des Britanniques et la restitution à l’assemblée législative le contrôle des finances, c’est Londres qui réagit. Ce qui se traduit par la fameuse politique de la canonnière, cette force de persuasion navale typique de la période coloniale qui consiste, au premier différend, à envoyer une escadre de navires mouiller dans les eaux de l’adversaire. Dès lors, rien ne va plus entre le vice-roi, soutenu par les Britanniques, et les urabistes.
Le soulèvement des urabistes
Ces derniers déclarent la guerre au Royaume-Uni, avec l’appui des oulémas d’Al-Azhar. Mais les armées du général Wosley, fraîchement débarquées, ne feront qu’une bouchée des forces urabistes. C’en est fini de la première velléité du nationalisme égyptien. Urabi, notera l’historien André Miquel, a toutefois « lancé, comme jamais avant lui, le mot d’ordre “L’Égypte aux Égyptiens” », préparant ainsi « au sein de la communauté (Oumma) traditionnelle des croyants une autre Oumma, celle des Arabes, à laquelle les temps modernes allaient donner le sens de nation ».
C’est le premier conflit mondial qui changera définitivement la donne. Lorsqu’en 1914, les hostilités sont déclarées, l’Empire ottoman se range du côté des Empires centraux, c’est-à-dire l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Ce qui fait de facto de l’Égypte un adversaire des Alliés, puisqu’elle est sous la tutelle de la Sublime Porte. Le Royaume-Uni réagit en étendant son protectorat sur l’ensemble du pays. Le vice-roi devient sultan, sous la férule d’un haut-commissaire général britannique.
« En 1918, juste après l’armistice, poursuit l’historien Henry Laurens, une délégation d’hommes politiques du Wafd, dirigés par Saad Zaghloul, se présente chez le haut-commissaire et demande la participation de l’Égypte à la conférence de la paix. Les Anglais refusent […], cette action provoque une série de formidables émeutes dans toute la vallée du Nil, événements appelés par les Egyptiens “la Révolution de 1919” ». Citadins de l’effendiyya, c’est-à-dire la bourgeoisie urbaine, et a‘yan, les propriétaires agricoles, descendent dans les rues pour crier leur colère et réclamer l’indépendance.
La paysannerie va jouer un rôle déterminant dans cette révolution nationale. Et pour cause : elle a payé un lourd tribut durant la Grande Guerre, beaucoup de fellahin étant enrôlés de force dans l’Egyptian Labour Corps, une unité de support logistique. L’unanimité dans l’action révolutionnaire va être portée à bout de bras par Saad Zaghloul et son parti nationaliste et indépendantiste, le Wafd, créé dans la foulée des événements de 1919. Véritable organisation de masse, son assise populaire va être un levier de pression extraordinaire sur les Britanniques.
Saad Zaghloul déporté
L’arrestation de Zaghloul et de ses proches collaborateurs, en mars 1919, puis leur déportation – sur l’île de Malte, puis aux Seychelles – va jeter de l’huile sur le feu. Du jour au lendemain, l’Égypte est paralysée par une grève générale et un boycott des biens britanniques. Les manifestations monstres se succèdent et dans les campagnes, on s’en prend aux infrastructures : sabotage des voies ferrées, des lignes télégraphiques… Les autorités britanniques font tirer sur la foule. Le général Bulfin mène la répression d’une main de fer. Elle fait des centaines de victimes civiles, mais la population égyptienne fait bloc.
D’autant qu’aux étudiants, aux travailleurs et aux paysans viennent bientôt s’ajouter les femmes, conduites par Safia Zaghloul, Mana Fahmi Wissa et Houda Sharawi, les épouses des exilés. Cette dernière décide de ne plus porter le voile en signe de deuil et de protestation, un geste alors inédit dans un pays arabo-musulman.
Les Britanniques finissent par céder et par octroyer une indépendance sous conditions le 28 octobre 1922. L’Égypte devient une monarchie parlementaire. Le Wafd, sans surprise, remporte haut la main les premières élections libres du pays, en 1924.
S’ouvre alors une période d’incertitude, un jeu du chat autocratique et de la souris démocratique. Le roi Farouk mettra tout en œuvre pour neutraliser le parti, et y parviendra au tournant des années 1940. Une manœuvre qui ne fera que différer la chute de la monarchie, balayée une décennie plus tard par le coup d’État des officiers libres. Même si l’héritage de la monarchie se fait encore sentir aujourd’hui, y compris dans l’élection présidentielle de ce mois de décembre.
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