Comment les présidents égyptiens ont « monarchisé » la République

Ce dimanche, les Égyptiens se rendent aux urnes pour élire leur président. Le sortant, Abdel Fattah al-Sissi, devrait sans surprise être reconduit. En soixante-dix ans de régime républicain, il n’est que le sixième chef de l’État du pays.

Le premier président de la République égyptienne, le général Mohammed Naguib, le 21 juin 1953, au Caire. © FILES-INTERCONTINENTALE / AFP

Le premier président de la République égyptienne, le général Mohammed Naguib, le 21 juin 1953, au Caire. © FILES-INTERCONTINENTALE / AFP

Publié le 10 décembre 2023 Lecture : 6 minutes.

En juin 2023, l’Égypte fêtait les 70 ans de l’instauration d’une république. Mais Naguib, le premier président du pays, n’a pas été élu. Il faut attendre le 23 juin 1956 pour que Nasser, son successeur, soit désigné par les urnes, recueillant alors… 100 % des voix.

Le 15 octobre 1970, Anouar al-Sadate fait un peu moins bien : 90 %. Hosni Moubarak, quant à lui, accomplit cinq mandats successifs, avec à chaque fois environ 80 % des suffrages exprimés. Après la révolution de 2011, Mohamed Morsi atteint à peine le score peu flatteur de 51 % des voix. Quant à Abdel Fattah al-Sissi, il obtient 96 % puis 97 % des votes. Des présidents davantage plébiscités qu’élus, comme si l’Égypte voulait monarchiser ses présidents.

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Un pouvoir gravé dans le marbre du passé

En observant ces sept décennies de république égyptienne, on se dit que, parfois, les révolutions ont un effet inattendu, voire opposé à la définition que leur donne l’Histoire. En Occident, les révolutions ont balayé l’ancien régime et parfois les monarchies, comme en France. L’Égypte est dans ce même cas de figure, à ceci près que la révolution de 2011, contre toute attente, semble avoir réhabilité la royauté. En mars 2019, l’exposition du Musée du Caire présentant la monarchie égyptienne, depuis les khédives (vice-rois sous la tutelle de l’Empire ottoman) jusqu’en 1952, a d’ailleurs rencontré un franc succès.

Le pays a même un héritier du trône toujours en vie, que peu de gens, en dehors des Égyptiens, connaissent : Fouad II. Celui-ci a brièvement régné, bébé, à 7 mois, et a soufflé sa soixante-dixième bougie en 2022. Ironie coriace de l’histoire, il a le même âge que la République arabe d’Égypte. Autre ironie : pour l’élection présidentielle de ce 10 décembre, Fouad II apporte son soutien au candidat Sissi. Du jamais vu, un ex-roi qui roule pour un président. Alors, pour quelles raisons la monarchie a-t-elle pris fin ?

Aucun autre État-nation que l’Égypte ne peut se prévaloir de remonter à une lignée aussi ancienne que celle des pharaons. Un foyer de civilisation millénaire qu’un aphorisme, courant dans le pays du Nil, condense en : Misr, umm al-dunya, c’est-à-dire « l’Égypte, mère du monde ». Et la monarchie dans tout cela ? C’est certainement autour d’elle que l’égyptianité, l’identité égyptienne, se cristallise à partir du XIXe siècle. Et précisément de l’année 1805, décisive pour comprendre l’évolution de la monarchie égyptienne.

« Au Caire en 1805, la population excédée, conduite par les oulémas, s’en prend au gouverneur ottoman (wali) et soutient la révolte de Muhammad Ali », raconte l’historien Henry Laurens. Mehmet Ali (dans sa graphie turque) va alors, peu à peu, prendre ses distances avec la Sublime Porte jusqu’à s’en affranchir. Mais c’est son successeur, Ismaïl Pacha, qui conduit le processus à son terme. Par le firman (« édit » émanant d’un souverain musulman) du 8 juin 1867, Ismaïl Pacha obtient le titre de khédive. La tutelle d’Istanbul n’est plus que lointaine et nominale, et le trône égyptien devient héréditaire.

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Du khédive au sultan

À bien des égards, c’est cet édit de 1867 qui donne le top départ de l’hérédité monarchique en Égypte. Celle-ci va connaître un autre coup de pouce en 1914. Avec l’éclatement de la Grande guerre, les Britanniques prennent possession de tout le pays. Le 18 décembre, ils proclament leur protectorat sur le pays nilotique. Conséquence : le pouvoir exécutif est revu et corrigé. Le khédive devient un sultan, puisque, jusqu’ici, Londres avait conservé ce semblant de féodalité entre la Sublime Porte et Le Caire.

La révolution de 1919 va rebattre toutes les cartes. Trois ans plus tard, le pays s’émancipe de l’emprise britannique et opte pour une monarchie héréditaire de type parlementaire. En 1923, Fouad Ier devient le premier roi de l’Égypte post-protectorale. Il a pour Premier ministre Saad Zaghloul, le père de l’indépendance égyptienne et fondateur du parti nationaliste, le Wafd.

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Cependant, le roi Fouad Ier n’est pas souverain à se contenter de peu. En 1924, avec la fin du califat ottoman, il affiche son ambition de devenir le nouveau calife de la Oumma, c’est-à-dire le commandeur spirituel de tous les fidèles musulmans. Une ambition transnationale qui en dit long sur ses prétentions despotiques. Par ailleurs, Saad Zaghloul et le Wafd vont très rapidement faire les frais de la propension du roi à l’autocratisme. Son règne est marqué par une série d’élections législatives anticipées visant à court-circuiter le Wafd. La main de Londres, qui joue le palais contre le parti indépendantiste pour protéger ses propres intérêts dans la région, n’est jamais loin.

En 1936, un prince à peine âgé de 17 ans accède au trône. C’est le roi Farouk. Un monarque pieux et séduisant, des spécificités qui enchantent les Égyptiens. Ce monarque très populaire voit d’un bon œil la montée des Frères musulmans et de l’islamisme dans la société. D’une pierre, deux coups, cette montée en puissance du sentiment religieux lui permet de concrétiser le grand combat de son père : se débarrasser une fois pour toutes du Wafd. La mission est accomplie au début de la Seconde Guerre mondiale, mais les hostilités vont venir perturber les plans royaux. L’État égyptien, dans sa majorité hostile à la Grande-Bretagne, souhaite la victoire de l’Axe.

Mais le déroulement de la guerre du désert ne favorise pas les Allemands. Le Royaume-Uni réoccupe l’Égypte. Quant au roi Farouk, il est déconsidéré, d’autant que Londres impose la présence du Wafd, seul parti à avoir gardé ses distances avec le nazisme et le fascisme.

« Le 4 février 1942, le palais royal est cerné par des blindés anglais. […] Le pays a été humilié et découvre que l’indépendance octroyée n’est qu’une fausse indépendance. La monarchie est en partie discréditée parce qu’elle a cédé. Farouk va se plonger dans une conduite de débauche qui lui fera perdre progressivement sa popularité », relate Henry Laurens. C’est la descente aux enfers d’un roi et d’une monarchie. Concomitamment aux frasques du souverain, les mauvaises nouvelles en politique étrangère s’accumulent.

1948, un traumatisme national

La défaite de l’armée égyptienne face aux troupes israéliennes en 1948 est un chemin sans retour. Le mal est fait. Au lendemain de la déconfiture, les Égyptiens, civils comme militaires, ont la gueule de bois. Le dépit s’installe durablement dans les consciences. En juin 1950, un nouveau scandale vient aggraver la situation. L’armée aurait acquis des armes défectueuses, et cela par le biais de l’entourage royal, qui aurait touché des commissions occultes dans cette affaire. La situation sociale et économique continue à se dégrader, tandis qu’on cherche par tous les moyens politiques à déloger les Britanniques du Canal de Suez. Londres y stationne encore 80 000 soldats et refuse de bouger.

Excédés, certains officiers décident de leur propre chef de passer à l’offensive. Une guérilla voit le jour. Un certain Nasser, héros de la guerre de 1948, en fait partie. La « guerre des feddayin » éclate en octobre 1951. Les civils sont solidaires. Des mouvements de grève paralysent le bon fonctionnement du Canal. Le Royaume-Uni opte alors pour la manière forte : le 25 janvier 1952, les forces britanniques tuent une quarantaine de policiers à Ismaïliya. Le lendemain, les rues du Caire sont noires de monde. Les manifestants boutent le feu à plusieurs établissements de luxe.

« Cette émeute qui avait pour prétexte les incidents de la veille à Ismaïliya […] a pris très vite un caractère beaucoup plus large, un caractère anti-étranger, anti-chrétien, anti-riche et antidynastique », écrit l’amiral Durand-Viel, vice-président de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez. Tout est dit. La police ne bouge pas. L’armée égyptienne est appelée à la rescousse et la loi martiale est imposée. Mais une majorité d’officiers désapprouve le recours aux militaires.

Un groupe voit le jour, il se fait dénommer les « officiers libres ». Nasser est à sa tête. De faux pas en maladresses, le palais ne cesse d’accumuler les erreurs. Aussi les officiers libres décident-ils de passer à l’action par un coup d’État. C’est chose faite le 22 juillet 1952. Le 23 juillet, la voix d’Anouar al-Sadate, qui est alors le porte-parole du groupe d’officiers, tourne en boucle sur toutes les radios. Elle annonce que les militaires ont pris le pouvoir. Le pronunciamiento s’est fait sans effusion de sang. Trois jours plus tard, le roi Farouk abdique et s’envole pour l’Italie. Son stratagème – introniser son fils de 7 mois pour amadouer les putschistes – a lamentablement échoué.

Après dix souverains, entre pachas, khédives et rois, c’en était fini de la monarchie égyptienne. Un an plus tard naissait la République arabe d’Égypte. Une nouvelle aventure républicaine commence, même si, dans leur pratique du pouvoir, les présidents de la République ne seront finalement pas si différents des rois qui les ont précédés.

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