En Afrique, l’atout inexploité du tourisme gastronomique

Quelle place occupe l’économie culinaire dans les industries touristiques africaines ? Elle est presque insignifiante, regrette Teguia Bogni pour qui les États du continent gagneraient à miser aussi sur ce patrimoine pour rendre leur destination plus attractive.

L’Artcaffé, dans le centre commercial cossu de Westgate du quartier de Westlands, à Nairobi. © Piers BENATAR/PANOS/REA

L’Artcaffé, dans le centre commercial cossu de Westgate du quartier de Westlands, à Nairobi. © Piers BENATAR/PANOS/REA

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  • Téguia Bogni

    Chargé de recherche au Centre national d’éducation, au ministère de la Recherche scientifique et de l’Innovation du Cameroun.

Publié le 9 décembre 2023 Lecture : 4 minutes.

Les visites officielles des hommes d’État ou des personnalités célèbres sont pour certains pays des occasions stratégiques pour démontrer leur puissance dans certains domaines, en se construisant au passage un nation branding attractif, crédible et authentique. C’est le cas de la France, qui, lors de la visite d’État du roi Charles III et de la reine Camilla, du 20 au 22 septembre 2023, a su réaffirmer qu’elle a la « meilleure gastronomie du monde », selon les mots de Nicolas Sarkozy, tenus au Salon international de l’agriculture en 2008.

Taste power

Pour le dîner offert en l’honneur du monarque britannique au château de Versailles, le président français, Emmanuel Macron, a littéralement mis les petits plats dans les grands : une table de 60 mètres de long richement décorée et une vaisselle clinquante pour les 160 invités triés sur le volet (politiques, sportifs, hommes d’affaires, célébrités). Pour ce qui est du menu, très majoritairement composé de plats et de produits français, Fabrice Desvignes, chef des cuisines de l’Élysée, et trois chefs français triplement étoilés, à savoir Pierre Hermé, Yannick Alléno et Anne-Sophie Pic, ont été mobilisés. Les convives ont ainsi eu droit, entre autres, au homard bleu, à la volaille de Bresse, au comté, au biscuit d’Ispahan accompagnés notamment du Château Mouton Rothschild 2004, en double magnum.

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On se serait attendu à ce que pareille diplomatie culinaire soit initiée par le président de la République du Kenya, William Ruto, lors de la visite officielle du roi Charles III et de son épouse dans son pays, du 31 octobre au 3 novembre 2023. Au banquet d’État, l’on a plutôt eu affaire à une carte dépaysée, tel que le témoignent les quelques gastronymes suivants : poulet Wellington, carpaccio, gâteau au chocolat Sarova, salade de cresson et de Stilton ou encore du champagne. Par ailleurs, les médias anglais se sont largement fait l’écho, non pas de la cuisine kenyane, mais plutôt de la cuisine indienne, après que Charles III a mangé au Nairobi Street Kitchen, un food truck indien.

Comment comprendre que le Kenya, pourtant l’un des dix pays les plus visités d’Afrique en 2022, n’ait pas pu saisir cette opportunité en or pour affirmer son taste power, c’est-à-dire le pouvoir par le goût, à des fins d’influencer ses illustres hôtes, mais également d’attirer plus de touristes ? Il n’y a qu’une explication possible : c’est une absence totale de gastrostratégie pour positionner les cuisines ethniques kenyanes à l’international.

Potentiel à exploiter

Le tourisme se fonde sur le triptyque transport-logement-cuisine. La dernière composante semble très souvent négligée, surtout en Afrique, quand vient le moment de présenter les atouts d’un pays, d’une région ou plus simplement d’un lieu. Cela peut-il expliquer pourquoi Zurab Pololikashvili, secrétaire général de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), a déclaré en 2018, lors du quatrième Forum mondial sur le tourisme de gastronomie à Bangkok, en Thaïlande : « La gastronomie est une motivation importante pour les touristes au moment de choisir une destination. Toutefois, le potentiel du tourisme de gastronomie reste encore à exploiter en tant qu’élément du patrimoine culturel immatériel. »

Cette déclaration fort opportune vaut tout son pesant d’or, surtout quand on sait que la personne qui la dite est elle-même à l’origine un chef cuisinier et un spécialiste du chakapuli. Par cette sortie, le diplomate géorgien invite clairement les décideurs du monde à réfléchir à la place de la cuisine, ou plus exactement de l’économie culinaire, dans les industries touristiques.

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Si le tourisme culinaire ou gastronomique ne fait pas encore courir à proprement parler les visiteurs dans les pays au sud du Sahara, c’est bien parce qu’il est embryonnaire, voire inexistant. Le fait est que les États africains prennent très peu en compte ce levier dans les politiques culturelles et créatives. Pis encore, lorsque dans le même pays il existe séparément un ministère de la Culture et un autre dédié au tourisme, le manque de coordination entre les deux départements ministériels peut être très handicapant. Sans oublier que la capacité de l’image de marque gustative pour attirer visiteurs et investisseurs est encore méconnue de la plupart des institutions publiques ou privées.

Vecteur de visibilité

Mais s’il est un aspect qui pose le plus problème et qui mérite, par conséquent, une attention particulière, c’est sans aucun doute la relative maîtrise du concept de « patrimoine culturel immatériel ». Car les erreurs stratégiques et méthodologiques identifiées sur les éléments culturels immatériels des listes du patrimoine national de plusieurs pays africains, à l’instar du Cameroun ou du Sénégal, attestent de ce que les personnes qui ont la responsabilité de les concevoir n’ont parfois qu’une idée approximative des enjeux géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques des cuisines ethniques. Il en résulte que très peu d’éléments patrimoniaux immatériels du continent, dont seulement trois spécialités culinaires (nsima, couscous et ceebu jën), sont à ce jour inscrits sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

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Qu’est-ce qui peut expliquer que des pays au fort potentiel touristique comme le Rwanda, la Tanzanie, l’Égypte ou le Kenya n’aient pas encore, eux non plus, sauvegardé une de leurs spécialités dans ce musée mondial du patrimoine ? Et qu’attendent réellement le Cameroun, la Zambie, le Burkina Faso, l’Angola, le Togo, la Guinée équatoriale ou encore la Centrafrique pour postuler avec, respectivement, le ndolè, le chikanda, le babenda, le mufete, le fufu, le dzom et le gozo ? Tenons-le pour dit : chaque bien patrimonial sauvegardé à l’Unesco est un vecteur de visibilité pour le pays détenteur.

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